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La question de la responsabilité dans les cas de suicide de détenus

Le suicide est une tragédie. Malheureusement, l'incidence de suicide dans les établissements correctionnels n'est pas aussi faible qu'on le suppose. Chaque année, de nombreux détenus se suicident ou se mutilent volontairement. Comment s'y prendre pour remédier à ce problème? Quelle est la responsabilité juridique du Service correctionnel à l'endroit des détenus? Le Service correctionnel du Canada peut-il être tenu responsable du suicide d'un détenu?

Pour imputer responsabilité, il faut que les éléments de délit et de préjudice suivants existent:

  • un devoir imposé par la loi et dû au plaignant (c'est-à-dire le détenu);
  • l'inexécution de ce devoir par omission ou commission;
  • le plaignant doit avoir subi une lésion à cause de 1'inexécution de ce devoir;
  • l'acte posé par le défendeur doit avoir été la cause immédiate de la lésion.

Sous le régime de la common law, la responsabilité en cas d'omission est souvent imputée quand le défendeur a une obligation d'intervenir en posant un acte ou, selon les circonstances, en prenant la parole. Tout dépend cependant de savoir si le défendeur a assumé une responsabilité à l'endroit du plaignant et si ce dernier a pris pour acquis cette prise en charge d'une responsabilité. La responsabilité dans les établissements correctionnels La responsabilité de la Couronne en ce qui concerne les détenus dans les établissements carcéraux a été formulée en termes exacts par J. Cattanach dans Timm c. La Reine, [1965)1 Ex. C.R. 174, à la page 178 (texte anglais), à savoir: La responsabilité imputée à la Couronne en vertu de cette loi est la responsabilité du fait d'autrui. Voir Le Roi c. Anthony et Thompson, [1946) R.C.S. 569. Pour que la Couronne puisse être tenue responsable, il faut que le plaignant prouve qu'un agent de l'établissement correctionnel, agissant dans l'exercice de ses fonctions, comme ce fut à mon avis le cas du garde dans les circonstances présentes, a fait quelque chose qu'un homme raisonnable se trouvant dans la même situation n'aurait pas fait et, ce faisant, a créé un risque de préjudice prévisible à un détenu et a de ce fait attiré sur lui-même une responsabilité personnelle à l'endroit du plaignant.

L'obligation de la direction de l'établissement à l'endroit du plaignant consiste à prendre les mesures nécessaires pour assurer sa sécurité à titre de personne dont elle a la garde et c'est uniquement lorsque les employés de l'établissement manquent à ce devoir que la Couronne peut être tenue responsable, voir Ellis c. le ministère de l'Intérieur, {1953} 2A11 E.R. 149(1). [Traduction]

Dans Gill c. le Service correctionnel du Canada (1988)18 F.T.R. 266, la Section de première instance de la Cour fédérale s'est également penchée sur les devoirs des agents correctionnels. À la page 268 (du texte anglais), J. Muldoon affirme: En fait et en droit, le statut de l'appelant est complètement sûr. De temps immémorial, le devoir d'un agent de police, d'un geôlier ou d'un gardien qui a la garde d'un prisonnier ou d'une autre personne qui lui a été confiée est de veiller à assurer la garde en toute sécurité de son prisonnier. [...]Il faudrait également souligner que l'omission ou le manquement délibéré à ce devoir ouvre droit à une poursuite [...]. [Traduction]

Jusqu'à quel point le Service correctionnel du Canada est-il responsable du soin des détenus? L'obligation d'assurer la garde en toute sécurité d'un prisonnier inclut-elle l'obligation de mettre le détenu à l'abri d'un éventuel acte d'autodestruction?

La jurisprudence canadienne qui touche des demandes d'indemnisation en cas de suicide de détenus est plutôt limitée. Néanmoins, nous sommes d'avis que le devoir du Service correctionnel du Canada suppose que les personnes qui ont la garde d'un détenu sont tenus de prendre toutes les mesures raisonnables pour éviter les actes ou les omissions qui, lorsqu'ils sont raisonnablement prévisibles, seraient susceptibles de causer un préjudice au détenu sous leur responsabilité. La prison ou l'hôpital psychiatrique Étant donné le peu de jurisprudence canadienne à ce chapitre, les causes britanniques pourraient être utiles pour évaluer la portée de l'obligation liée au principe du devoir de garde. Dans Knight et al. c. le ministère de l'intérieur et al, [1990] 3 All E.R. 237, la division de la Cour du Banc de la reine s'est penchée sur le cas d'un détenu mentalement déficient qui s'était suicidé. Dans le cas en question, les tendances suicidaires du détenu étaient connues et celui-ci faisait l'objet de dispositions de « surveillance spéciale » dans l'établissement. Toutefois, parce qu'il était aussi violent, ce détenu ne pouvait être incarcéré à l'hôpital de la prison où il aurait été possible de le surveiller constamment. Il fut donc enfermé dans une cellule où les agents correctionnels pouvait exercer sur lui une surveillance ponctuelle à des intervalles de 15 minutes. Entre deux inspections, le détenu s'est suicidé. Son représentant a intenté une poursuite contre le ministère de l'Intérieur, affirmant que l'étendue du soin donné au détenu à l'hôpital de la prison était insuffisante.

Le tribunal, rejetant l'action, a statué que le degré d'attention à fournir à un détenu mentalement déficient enfermé dans l'hôpital d'une prison n'avait pas à être égal aux soins qui seraient administrés dans un hôpital psychiatrique, puisque la fonction d'une prison et celle d'un hôpital psychiatrique sont différentes. Partage d'information Dans Kirkham c. le chef de la police de Manchester [1990] 3 All E.R. 246, la cour d'appel a statué que le défendeur, c'est-à-dire les autorités policières, avait effectivement l'obligation d'empêcher la personne de se suicider parce que la police avait précisément été mise au fait de l'état mental et suicidaire de la personne. En arrêtant la personne, la police avait accepté l'obligation de prendre un soin raisonnable pour assurer sa sécurité, et cette obligation n'avait pas pris fin au moment où la personne a comparu au tribunal et que la garde a été confiée aux autorités correctionnelles. Dans ce cas, la police pouvait raisonnablement prévoir que ses actions auraient des conséquences sur le détenu une fois que ce dernier ne serait plus sous sa garde. Le fait que la police n'ait pas transmis au centre de détention provisoire toute l'information qu'elle détenait sur le risque de suicide chez le détenu correspondait à l'inexécution par la police de son devoir de garde envers le détenu, et le tribunal statua que ce manquement était la cause immédiate de la mort du détenu. La situation au Canada Certains des principes énoncés dans les causes susmentionnées sont également valables au Canada. Ainsi, on peut avancer qu'au Canada, le degré d'attention dont bénéficient les détenus dans les pénitenciers est dans une certaine mesure moindre que dans les établissements psychiatriques. On pourrait également poser que si le Service correctionnel du Canada manquait à son devoir de transmettre de l'information sur des tendances suicidaires, ce défaut consisterait en un manquement à son devoir de garde envers les détenus.

En revanche, il ne faut pas oublier que la loi exige un soin raisonnable dans des circonstances prévisibles. La cause canadienne qui suit illustre bien ce principe. Dans la Succession Funk c. Clapp, jugement non publié de la cour d'appel de la Colombie-Britannique [1986], le tribunal a renversé la décision rendue par la cour suprême de la Colombie-Britannique d'accorder une requête de non-instance dans le cas d'un suicide qui s était produit dans une cellule du poste de la Gendarmerie royale du Canada à Prince-George. Dans ce cas, M. Funk, qui avait été placé en état d'arrestation pour conduite en état d'ivresse, s'était pendu avec sa ceinture. Mme Funk a demandé à ce qu'elle et ses enfants soient dédommagés. La cour d'appel a étudié le rapport entre le prisonnier et son gardien et a rendu la décision suivante quant à la responsabilité: Le rapport entre le gardien et son prisonnier est tel que s'il advient que le gardien se montre négligent, il y a risque que le prisonnier souffre préjudice. Il en découle une obligation de faire preuve de vigilance [...].M. Funk avait le droit d'attendre de son gardien qu'il fasse preuve d'un soin raisonnable pour le protéger de risques prévisibles. [Traduction] Au sujet du suicide, le tribunal a ajouté: Il n'y a aucun doute que le juge qui présidait avait raison quand il a conclu que le suicide est prévisible dans le cas de détenus incarcérés. Certaines personnes deviennent suicidaires quand elles sont incarcérées. [Traduction] Des mesures spéciales s'imposent quand un prisonnier affiche des tendances suicidaires. Les mesures à prendre pour parer à certains types de risque doivent généralement être observées avec rigueur. Dans Funk, le tribunal de la cour d'appel a rendu la décision suivante quant à la négligence et à la déviation de la pratique normalement suivie par les autorités: Je pense que l'inobservation des pratiques généralement respectées par les autorités carcérales, que les défendeurs reconnaissent comme convenables et qu'ils observent, et qui sont stipulées dans le manuel de procédure, constitue une preuve de négligence. Il s'agit là de preuves qui, en l'absence d'explications ou de réfutation, pourraient porter à la conclusion qu'il y a eu négligence. J'en conclus qu'il y a un devoir d'apporter une attention raisonnable, et que les exigences stipulées dans le manuel de procédure sont raisonnables.

Peut-on considérer qu'il y a eu manquement à cette obligation? Ni l'agent Clapp ni M. Laflèche n'a enlevé sa ceinture à M. Funk parce que ni l'un ni l'autre ne s'est aperçu pendant la fouille que M. Funk en portait une. S'ils l'avaient vue, ils la lui auraient confisquée. Ils lui ont d'ailleurs enlevé ses chaussures, ses lunettes, un collier et d'autres effets.

Ils ont négligé de procéder à un contrôle visuel de M. Funk avant que près d'une heure ne se soit écoulée parce qu'ils étaient très occupés. [D'après le manuel de procédure, l'état des prisonniers doit être contrôlé toutes les 15 minutes.] [...]
J'en conclus, d'après la preuve, qu'il y a eu manquement au devoir. [Traduction]

Dans cette cause, la plaidoirie abordait également le problème du lien de causalité. Selon la jurisprudence au regard d'hôpitaux, on peut prouver le lien de causalité quand la tendance suicidaire est perçue comme un état de choses permanent duquel découle une obligation de garde. Un lien peut être établi entre le manquement à ce devoir et le décès de la personne. On peut suivre le même raisonnement dans les cas de suicide de détenus.

Le juge de première instance a conclu que lorsqu'il n'y a pas connaissance de comportement anormal ou de tendances suicidaires, ni de mauvais traitement ou de sévices susceptibles d'exacerber les conséquences psychologiques de l'incarcération, il n'y pas d'obligation de parer expressément à l'éventualité d'un suicide. J.A. Seaton, de la cour d'appel, répond à cette conclusion en ces termes Je ne pense pas qu'en 1985, on puisse affirmer qu'il n'existe aucune obligation. La preuve montre, et c'est ce que le juge a conclu, que le suicide constitue un risque prévisible chez les prisonniers dans l'ensemble. Il existe donc, par conséquent, un devoir de garde raisonnable. Dans les cas où des tendances suicidaires sont évidentes, une plus grande attention est nécessaire. [Traduction] La situation aux États-Unis Les tribunaux américains ont également dû débattre de la question des suicides en prison. Pour avoir gain de cause aux États-Unis, le plaignant ne peut se contenter de prouver que les autorités se sont montrées négligentes. En effet, le plaignant doit prouver que les autorités ont fait preuve « d'indifférence délibérée » à l'égard de l'état suicidaire du prisonnier. Le plaignant doit notamment prouver:

  • que le défendeur avait connaissance des tendances suicidaires du prisonnier ou du détenu et qu'il a délibérément choisi d'y demeurer indifférent;
  • que le défendeur a fait preuve d'indifférence délibérée puisqu'il n'a pas cherché à découvrir d'éventuelles tendances suicidaires chez le prisonnier ou le détenu;
  • ou que les actions du défendeur peuvent être considérées comme délibérément indifférentes à l'éventualité d'un suicide, même sans connaissance précise de l'état du prisonnier ou du détenu(2).

Par contre, nous sommes d'avis que ces exigences ne devraient pas s'appliquer au Canada. Ici, les plaignants n'ont pas à faire la preuve de l'indifférence délibérée des autorités pour prouver la responsabilité. Mais ils pourraient avoir à prouver un plus haut degré de négligence de la part des autorités correctionnelles que s'il s'agissait des autorités d'un établissement psychiatrique. Conclusion Le Service correctionnel du Canada n'est pas à l'abri de la responsabilité dans les cas de suicide de détenus. On pourrait assurément faire preuve d'une responsabilité en prouvant que la personne qui avait la garde du détenu s'est montrée négligente, mais le degré même de négligence à prouver n'a pas encore été établi avec certitude. Nous soutenons qu'il pourrait éventuellement être plus élevé que ce qui est attendu dans des cas semblables se déroulant dans des établissements psychiatriques.

Néanmoins, il faut se rappeler quand, dans les situations prévisibles, une attention raisonnable doit être accordée. Il y a risque de poursuite en responsabilité si l'on néglige de fournir le degré d'attention qu'une situation particulière exige. À notre avis, cette possibilité indique clairement la nécessité de former adéquatement le personnel en matière de prévention du suicide.


(1)Voir aussi McLean c. R. (1972), 27 D.L.R. (3d) 365 et Marshall c. Canada (1985), 57 N.R. 308, p. 309-310.
(2)B. Randolph Boyd c. Joseph Harper, 702 F. Supp. 578 (E.D. Va. 1988), p. 579. Voir aussi Estelle c. Gamble, 429 U.S. 97 (1976).