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Conséquences inattendues des idées féministes et de la réforme des prisons

«Nous ne devons pas nous laisser prendre au piège des réponses toutes faites. La connaissance des conséquences de nos choix antérieurs devrait nous inciter à essayer plus souvent nos propres solutions(2)».

Le traitement des femmes dans le système de justice pénale, en particulier dans les prisons, a changé de façon spectaculaire au cours des dernières décennies. Nombre de ces changements peuvent être attribués à la lutte et aux revendications incessantes des femmes préoccupées par la situation de celles qui sont incarcérées.

Les militantes qui se sont portées à la défense des femmes en prison(3) ont travaillé avec le gouvernement canadien afin de garantir les droits des prisonnières, répondre aux besoins et à l'expérience des détenues, et obtenir la fermeture de la célèbre Prison des femmes pour qu'elle soit remplacée par des établissements «conçus pour les femmes(4)».

En général, ces changements ont été décrits comme des progrès dans les services correctionnels destinés aux femmes, mais ils présentent également un certain nombre de contradictions(5) et, à de nombreux égards, occultent des préoccupations plus profondes.

Le régime pénal des femmes a été influencé par trois courants d'idées féministes : l'approche maternelle ou sociale, la théorie de l'égalité officielle et la théorie de l'égalité de fait. Ces trois courants d'idées ont conduit à deux stratégies face à la délinquante : traiter les hommes e t les femmes de la même façon en matière correctionnelle et sur le plan politique; et traiter les hommes et les femmes de façon différente dans un système mixte.

Nous décrivons et explorons brièvement les conséquences de ces deux stratégies sur la politique et, dans une certaine mesure, sur les pratiques instaurées dans les prisons de femmes du Canada.

Nous ferons valoir également que, si certains changements se sont produits dans les services correctionnels destinés aux femmes, les féministes n'ont pas remis en question ni contesté le principe du châtiment ou le recours à la prison comme solution. L'approche maternelle ou sociale Des organisations comme l'Association des femmes diplômées des universités, le Local Council of Women et plus tard la Société Elizabeth Fry ont joué un rôle déterminant dans la réforme des prisons pour femmes.

Dans un premier temps, ces organismes militants se sont concentrés sur les conditions déplorables des prisons de femmes. Les partisanes de l'approche maternelle ont soutenu que les femmes devaient être traitées suivant les principes d'égalité, mais de façon différente, en vertu de la loi et dans les établissements publics. Ces femmes ont exercé des pressions en vue du changement et ont réussi à obtenir la construction de nouvelles prisons pour les femmes administrées par une directrice.

Les réformatrices ont vu dans l'absence de compétence et de socialisation adéquates le principal problème des prisonnières; elles se sont donc attelées à la tâche de resocialiser et d'instruire ces femmes. Elles ont fait valoir que le but principal des services correctionnels devait être la réinsertion sociale et non le châtiment et, fortes de ces principes, elles se sont efforcées d'obtenir une amélioration des conditions de vie dans les prisons et de mettre au point de nouveaux programmes de formation professionnelle, d'instruction et de thérapie. La théorie de l'égalité officielle Quelques décennies plus tard, les efforts de réforme des féministes ont été influencés par les idées des féministes libérales qui défendaient le principe de l'égalité sexuelle au sein des structures sociales, économiques et politiques en place. Dans les services correctionnels, ces idées se sont traduites en initiatives pour en arriver à des droits égaux et à un traitement égal des délinquantes et des délinquants.

Au cours des années 1970, les féministes ont commencé à contester les hypothèses sexistes sur lesquelles reposaient les services correctionnels destinés aux femmes tout en soulignant continuellement les conditions de vie inadéquates dans les prisons de femmes. Le principal objectif des réformatrices féministes libérales était de s'assurer que les politiques et les pratiques s'appuient sur des normes sans distinction de sexe. Dans certains cas, cette prise de position les a amenées à se prononcer en faveur d'établissements correctionnels mixtes.

Ayant en tête l'objectif d'égalité, le Rapport Clark de 19766 recommandait «de réviser la Loi sur les prisons et maisons de correction afin d'éliminer toute discrimination du point de vue du sexe ou de la religion».

En plus de faire connaître au public la situation des prisons de femmes, les féministes concentrèrent leurs efforts sur les tribunaux. Elles s'efforcèrent d'abolir les principes officiels de différences et de traitement inégalitaire en portant la question devant les tribunaux et en se prévalant de la législation sur les droits égaux. Au Canada, les enjeux de cette lutte ont été les programmes et les services, différentes options d'hébergement, la mise en liberté sous condition, la disparité géographique, la classification et les établissements inadéquats.

Il n'est pas facile d'évaluer le succès de la lutte menée par les féministes libérales et de cerner les réformes politiques qui en ont découlé. Peu de recherches ont été faites sur les rapports entre la réforme, la politique et les pratiques institutionnelles réelles. Toutefois, plusieurs rapports officiels(7) ont adopté la rhétorique féministe libérale et préconisé un traitement équivalent pour les prisonniers et les prisonnières. En outre, un examen chronologique des programmes des prisons de femmes révèle que des programmes et services supplémentaires ont été mis en oeuvre, mais la question de savoir si ces programmes ont atteint leurs objectifs demeure sans réponse.

Le principal écueil du militantisme féministe en faveur de l'égalité dans les prisons de femmes, c'est qu'il n'a pu reconnaître que, même si les administrateurs prennent conscience des disparités et de la nécessité du changement, ils n'ont pas forcément les ressources nécessaires pour prendre les mesures et réaliser les transformations structurelles qui s'imposent.

Celles qui militaient en faveur de l'égalité des droits n'ont pas vu non plus que la norme selon laquelle on mesure l'égalité découle d'une norme masculine. Par conséquent, les programmes destinés aux femmes ont été calqués sur ceux conçus pour les hommes au lieu d'être structurés au départ pour répondre spécifiquement aux besoins des femmes.

En ne contestant pas les normes sur lesquelles reposent les programmes, les doctrines de l'égalité des droits ont empêché des changements plus fondamentaux et, dans certains cas, ont aggravé la situation des femmes purgeant une peine fédérale, puisqu'elles ne peuvent plus faire valoir qu'elles sont traitées inéquitablement en fonction des normes existantes. Par conséquent, certaines réalisations au nom de l'égalité des droits ont conduit à une inégalité de fait, puisque les femmes n'ont accès qu'à des programmes pour hommes, conçus par des hommes. La théorie de l'égalité de fait En opposition avec les réformatrices libérales, les féministes partisanes de la théorie de l'égalité de fait ont mis l'accent sur la diversité situationnelle. Elles ont affirmé la différence et ont milité pour que les hommes et les femmes du système carcéral soient traités différemment. Les programmes, les services et les installations devaient être conçus pour répondre à leurs besoins spécifiques.

Les partisanes de l'égalité de fait considèrent que la reconnaissance des différences entre les hommes et les femmes est une étape indispensable dans la conquête du pouvoir par les femmes. Cette idée s'inscrit en faux contre les théories qui ont utilisé la différence pour perpétuer l'infériorité des femmes.

Ces féministes s'opposent également aux tentatives de négation des différences entre les hommes et les femmes dans le but d'en arriver à l'égalité des sexes. En matière correctionnelle, elles se prononcent plutôt en faveur d'une approche davantage centrée sur les femmes. Elles considèrent que les anciennes méthodes correctionnelles qui ignorent la réalité féminine sont insuffisantes et infirment la réinsertion sociale des femmes.

Le discours sur la spécificité des femmes que véhiculent les écrits féministes(8) affirme que les femmes ne réagissent pas comme les hommes à l'incarcération, ni dans les situations qui conduisent à l'intervention de la justice pénale. Les politiques et les pratiques correctionnelles doivent être redéfinies et restructurées pour tenir compte des expériences différentes des hommes et des femmes.

L'une des conséquences de cette réflexion a été La création de choix : Rapport du Groupe d'étude sur les femmes purgeant une peine fédérale, publié en 1990, qui propose certains changements radicaux dans le traitement et la gestion des délinquantes sous responsabilité fédérale.

La Société Elizabeth Fry et les organisations autochtones se sont également intéressées à la mise en place de nouvelles réformes. Les courants d'idée et certaines circonstances ont fait accepter de tous qu'une réforme fondamentale était urgente; on pense notamment à la critique du système existant, aux demandes des groupes autochtones afin d'exercer un plus grand contrôle sur l'administration de la justice au sein de leur population, aux poursuites au titre de la Charte, aux recommandations réitérées en faveur de la fermeture de la Prison des femmes, à la reformulation de l'énoncé de mission du Service correctionnel du Canada et aux tragédies survenues à la Prison des femmes.

Comme elles l'avaient fait dans les réformes précédentes, les féministes ont joué un rôle déterminant dans l'établissement des propositions de changement. Elles ont participé activement à toutes les étapes de La création de choix et elles ont été publiquement reconnues comme les représentantes officielles des intérêts des femmes.

La création de choix a remis à l'ordre du jour nombre des problèmes, des questions troublantes et des recommandations découlant des rapports et des groupes d'étude précédents. Le rapport recommandait la fermeture de la Prison des femmes et l'ouverture de cinq établissements régionaux plus petits, dont l'un serait un pavillon de ressourcement pour les Autochtones. Il prévoyait la révision des systèmes de classification et des mesures de sécurité, l'introduction de programmes axés sur les femmes et l'instauration d'une meilleure formation, spécialisée, pour le personnel.

Ces recommandations découlaient de la conviction que seule une approche holistique du traitement des délinquantes saurait mettre fin à des problèmes historiques. Le rapport était également fondé sur les principes féministes de la liberté d'action, du droit à des choix significatifs, du respect et de la dignité, d'un environnement positif et de la responsabilité partagée. La création de choix mettait l'accent sur la nécessité pour les femmes de surmonter leurs traumatismes passés, de développer leur estime de soi et d'en arriver à l'autonomie grâce à des programmes et à des services conçus pour répondre à leurs besoins, tels qu'elles les définissent.

Ces prémisses sont les jalons idéaux d'une théorie féministe du système correctionnel reposant sur l'égalité de fait et illustrent admirablement la façon dont la théorie féministe a influencé le processus décisionnel et, jusqu'à un certain point, les méthodes correctionnelles. La création de choix a été ratifié par le gouvernement fédéral et les changements sont en cours. L'enjeu pour le féminisme Il convient de replacer dans un contexte plus large l'évolution de la situation carcérale des femmes et le rôle des féministes et de souligner les tensions continuelles entre le programme des féministes et celui des dirigeants politiques, des administrateurs et des établissements.

Ces tensions se manifestent dans l'application inégale des idées féministes et peuvent être attribuées à leur incompatibilité avec les objectifs et les responsabilités des administrateurs des services correctionnels, souvent bien intentionnés, qui doivent diriger et gérer le quotidien et établir des priorités. Plus souvent qu'on ne le voudrait, les besoins des prisonnières sont sacrifiés sur l'autel de la sécurité et des préoccupations de gestion (budget, dotation, locaux) qui caractérisent le système carcéral. Il s'ensuit qu'une réforme peut être systématiquement sapée par des objectifs de gestion et autres questions pratiques. On aboutit en fin de compte à une version dégradée de la réforme originale.

Les féministes ont besoin d'une vision critique de leur rôle dans ce processus où elles sont les moteurs de la réforme et où elles proposent une idéologie. Elles ont besoin d'évaluer les conséquences de leurs propositions et de leur conceptualisation, les limites du système actuel et les façons dont la rhétorique féministe est utilisée pour justifier et légitimer des fins décevantes et répressives. Pat Carlen fait remarquer qu'«on n'a guère parlé des substituts à la prison et des raisons pour lesquelles les prisons continuent d'exister, en dépit de la pléthore de publications qui, dans les dix dernières années, ont démontré le coûteux échec de l'emprisonnement des femmes et la non-pertinence de leur détention dans un établissement pénaL sauf pour une très petite minorité de délinquantes(9)».

Cette citation nous amène irrésistiblement à nous interroger sur la participation féministe à la réforme carcérale : pourquoi les féministes canadiennes se sont-elles prononcées en faveur du maintien et de l'expansion de prisons pour femmes face à un tel constat et à une telle déception? À vrai dire, la défense de l'ordre public par les féministes et les tentatives bien intentionnées pour améliorer les conditions carcérales ont abouti à un renforcement implicite et explicite des théories actuelles du châtiment et à l'expansion des prisons de femmes.

La non-contestation par les féministes du principe du châtiment a abouti à un simple rafistolage et à un réseau complexe d'établissements qui ne répondent pas et ne peuvent répondre adéquatement aux besoins des femmes. Les féministes doivent en arriver à une théorie concrète du châtiment plutôt que de se contenter de pallier les lacunes des définitions actuelles du châtiment et de ses formes, comme l'incarcération, qui comportent un certain nombre d'objectifs fondamentalement contradictoires.

Le féminisme peut jouer un rôle crucial dans la réforme, et nous commençons à peine à en comprendre la portée, le pouvoir et l'autorité morale. Avant de poursuivre la lutte pour la réforme des prisons, nous devons nous interroger sur les attentes qu'induirait une théorie féministe du châtiment et concevoir ensuite les méthodes permettant de répondre à ces attentes.


(1)Kelly Hannah-Moffat, Centre of Criminology, University of Toronto, 130 St. George Street, Room 8001, Toronto, Ontario M5S 1A1.
(2)O. Rothman. Conscience and Convenience, Boston, Little Brown, 1971, p. 292.
(3)Pour une analyse plus précise, voir L. Stewart, Women Volunteer to Go to Prison: A History of the Elizabeth Fry Society of British Columbia, 1939-1989, Colombie-Britannique, Orca Publishers, 1993. Voir également E. Freedman, Their Sister's Keepers: Women's Prison Reform in America, Ann Arbor, University of Michigan Press, 1982.
(4)La création de choix : Rapport du Groupe d'étude sur les femmes purgeant une peine fédérale, Ottawa, Service correctionnel du Canada, 1990.
(5)K. Hannah-Moffat. «Creating Choices or Repeating History: Canadian Female Offenders and Correctional Reform», Social Justice, vol. 18, n° 1, 1991, p. 184-203.
(6)Rapport du Comité consultatif national sur la femme délinquante (Rapport Clark), Ottawa, ministère du Solliciteur général, 1976, p. 43
(7)On trouve trace des idées féministes libérales dans les rapports fédéraux suivants Rapport Needham : rapport du Comité national de planification concernant la délinquante, Ottawa, ministère du Solliciteur général, 1978; et Rapport Chinnery, Rapport du Comité mixte chargé d'étudier les possibilités de logement des détenues sous responsabilité fédérale, Ottawa, ministère du Solliciteur général, 1978.
(8)K. Daly. «Criminal Justice Ideologies and Practices in Different Voices: Some Feminist Questions about Justice», International Journal of the Sociology of Law, n° 17, 1987, p. 1-16. Voir également F. Heidensohn, «Models of Justice: Portia or Persephone? Some Thoughts on Equality, Fairness, and Gender in the Field of Criminal Justice», International Journal of the Sociology of Law, n° 14, 1986, p. 287-299.
(9)P. Carlen. Alternative to Women's Imprisonment, Milton Keynes, Open University Press, 1990, p. 6.