Service correctionnel du Canada
Symbole du gouvernement du Canada

Liens de la barre de menu commune

FORUM - Recherche sur l'actualité correctionnelle

Avertissement Cette page Web a été archivée dans le Web.

Chômage et vieillissement de la population : des tendances aux effets contradictoires sur les populations carcérales

Depuis 1940, on enregistre tant au Canada qu'aux États-Unis une augmentation croissante des taux de criminalité et d'incarcération. Cet accroissement s'est produit parallèlement à deux autres phénomènes sociaux: une augmentation considérable, après la guerre, de la population de jeunes, qui a depuis entraîné un vieillissement de la population, et une période de grande croissance économique et de faible chômage, à laquelle ont succédé des périodes prolongées de stagnation économique et de chômage croissant. En ce début de la seconde moitié des années 1990, ces tendances semblent appelées à se poursuivre. Le vieillissement continu de la population canadienne entraînera une baisse marquée du nombre et de la proportion des jeunes à risque élevé au sein de la population, et l'augmentation constante des taux de chômage pourrait aboutir à la création d'un groupe de jeunes en permanence sans travail, et peut-être inemployables.

L'auteur examine les taux élevés d'admission enregistrés par les services correctionnels fédéraux pour mettre en évidence certains faits récents relatifs à ces tendances, en plus d'examiner les conséquences générales des changements démographiques sur les populations carcérales. Enfin, et c'est peut-être le point le plus important, il explore les différents aspects des changements survenus dans les tendances de l'emploi et leur incidence éventuelle sur les services correctionnels fédéraux. Le risque d'incarcération dans un établissement fédéral Les chercheurs ont fréquemment examiné, au cours des dernières décennies, la relation entre la composition quant à l'âge et au sexe de la population et les niveaux de criminalité et d'incarcération(2). Ils ont constaté que le fait d'être jeune et de sexe masculin était la condition la plus souvent associée au risque de commettre des crimes(3). La relation entre l'âge, le sexe, la criminalité et l'incarcération est demeurée relativement stable ces vingt dernières armées selon les statistiques du Service correctionnel du Canada.

On peut faire deux grandes constatations en ce qui concerne la situation des deux dernières décennies. Premièrement, les jeunes du sexe masculin ont le taux de risque le plus élevé, et ce taux est demeuré relativement stable depuis 20 ans. Deuxièmement, le taux de risque des hommes plus âgés est sensiblement moindre, mais il a augmenté graduellement avec le temps.

En 1992, par exemple, un homme âgé de 18 à 29 ans avait un risque d'environ 0,14 % d'être incarcéré dans un établissement fédéral par rapport à 0,12 % en 1976. Les taux de risque enregistrés en 1976 pour les autres groupes d'âge étaient sensiblement plus faibles: à peine 0,055 % pour les hommes âgés de 30 à 39 ans; 0,025 % pour les hommes de 40 à 49 ans et environ 0,01 % pour les hommes de 50 ans ou plus. Ces taux ont aussi augmenté graduellement avec le temps. L'incidence du baby-boom, puis de la chute de la natalité Immédiatement après la Seconde Guerre mondiale, le Canada a connu une hausse relativement régulière des taux de criminalité et d'incarcération, de même qu'une croissance rapide de sa population âgée de moins de 30 ans. Ces faits ont confirmé l'opinion voulant que les tendances démographiques puissent dans une large mesure expliquer les taux de criminalité(4).

Récemment, l'attention s'est transférée de l'incidence du baby-boom aux effets de la chute de la natalité qui l'a suivi, c'est-à-dire aux problèmes liés au vieillissement de la population canadienne. Cette nouvelle tendance devrait avoir des conséquences positives pour le milieu correctionnel. Elle devrait en effet se traduire par une réduction des taux d'incarcération futurs, vu la baisse du nombre et de la proportion de jeunes à risque élevé, qui s'accompagnera d'une augmentation marquée du nombre d'hommes (âgés de 50 ans ou plus) à faible risque (voir le graphique 1).

La population d'hommes âgés de 50 ans ou plus continuera à augmenter au cours de la prochaine décennie pour passer d'environ 3 millions de personnes à plus de 4,5 millions en 2005. Les trois autres groupes d'âge d'adultes du sexe masculin représenteront chacun environ 2,5 millions de personnes et resteront à ce niveau jusqu'en 2005.

Pour des raisons évidentes, le Service correctionnel du Canada s'intéresse depuis longtemps à l'évolution du profil démographique.


Graphique 1
Graphique 1
À la fin des années 1970, le Service a conçu un modèle démographique qui lui a permis de prévoir que, si les taux de risque demeuraient inchangés, le nombre de personnes admises dans des établissements fédéraux augmenterait jusqu'en 1982 (année où le nombre de personnes âgées de 18 à 29 ans a atteint un sommet dans la population générale). On prévoyait également un renversement marqué par la suite, vu la baisse du nombre de personnes âgées de moins de 30 ans. La prévision des tendances démographiques s'est révélée juste, mais non pas celle des conséquences sur les services correctionnels (voir le tableau 1).

Les écarts entre nombre réel et nombre prévu sont très significatifs. Ils traduisent des accroissements du nombre de délinquants admis chaque année dans les établissements fédéraux, alors que les tendances démographiques avaient laissé supposer que le nombre allait demeurer stable ou diminuer légèrement. Il y a de toute évidence une différence importante entre la situation qui avait été prévue et celle qui s'est produite. De nombreuses transformations sociales peuvent fournir une explication, y compris un programme assez solide de politiques et de mesures législatives en matière criminelle et correctionnelle(5). Toutefois, une autre raison qui expliquerait l'écart serait l'effet des changements structurels survenus sur le plan de l'emploi notamment l'accroissement graduel général du chômage et l'émergence d'un groupe de jeunes en permanence sans travail. Tendances contradictoires en matière de chômage
On croit ordinairement que les jeunes ayant un emploi stable risquent beaucoup moins de commettre des actes criminels et d'être incarcérés. Les recherches ont généralement révélé une corrélation inverse modeste mais significative entre l'incarcération et le chômage. Une étude récente a ainsi mis en évidence une relation minime mais significative entre l'évolution du taux de chômage et l'évolution de la taille de la population carcérale générale au Canada(6).

Le chômage (tant le chômage associé aux récessions cycliques que le chômage attribuable aux transformations structurelles à long terme du marché du travail) entraîné divers problèmes sociaux et psychologiques comme la pauvreté dans l'enfance, la désintégration des familles, des problèmes de santé mentale, le suicide et un accroissement des taux de criminalité et d'incarcération.

Tableau 1

Nombre réel et prévu d'hommes admis dans les établissements
correctionnels fédéraux (1982-1992)
Année
Nombre réel
Nombre prévu
Écart
1982
5,307
5,307
0
1983
5,655
5,356
+299
1984
5,715
5,366
+385
1985
5,760
5,357
+313
1986
5,916
5,350
+566
1987
6,020
5,359
+661
1988
6,193
5,372
+821
1989
6,151
5,388
+763
1990
6,434
5,387
+1,047
1991
6,331
5,477
+854
1992
7,104
5,478
+1,626

Toutefois, les recherches n'ont produit que des preuves empiriques assez faibles à l'appui de ces thèses(7). L'analyse menée pour cet article a par exemple révélé l'existence d'une relation significative, mais modeste, entre les variations du taux de chômage et le nombre d'admissions dans les établissements correctionnels fédéraux; cette relation ne peut expliquer que 7 % de la variation dans le nombre d'hommes admis chaque année dans ces établissements. L'incarcération et le chômage de récession
Curieusement, la situation qu'a connue le Service au cours des récentes récessions économiques semble indiquer l'existence d'une relation plus forte entre le chômage et l'incarcération. Les deux grandes récessions que le Canada a traversées depuis 1980 se sont toutes deux accompagnées d'augmentations considérables du nombre annuel net (nombre total des admissions moins les mises en liberté) d'admissions (voir le graphique 2).

La relation constatée entre la récession économique et le nombre net d'admissions est plutôt modeste, les admissions augmentant à raison de 25 à 50 par mois. Toutefois, même une petite augmentation absolue du nombre d'admissions a une incidence considérable sur la croissance annuelle de la population carcérale, et son effet se fait sentir pendant de nombreux mois, c'est-à-dire jusqu'à la mise en liberté des délinquants.


Graphique 2
Graphique 2

En 1991, par exemple, 6 400 délinquants (environ 625 par mois) ont été admis dans des établissements correctionnels fédéraux. Or, même des augmentations modestes (à peine 25 à 50 délinquants supplémentaires par mois) signifient de 300 à 600 détenus de plus par année. L'augmentation annuelle de la population carcérale serait alors le double ou le triple de ce qu'elle est normalement (350 détenus). L'élévation du taux de chômage a aussi des conséquences sur la libération conditionnelle. Il est plus difficile d'accorder une mise en liberté anticipée aux délinquants admissibles s'il n'existe pas dans la collectivité de possibilités d'emploi. Il se peut par conséquent que beaucoup de ces délinquants demeurent incarcérés jusqu'à leur date d'admissibilité à la libération d'office.

Par conséquent, même si d'après les recherches, les relations statistiques sont assez faibles, le Service a été forcé de s'adapter aux conséquences importantes des deux dernières récessions. Tendances liées au chômage structurel La récession qui a commencé en 1991 semble se prolonger davantage que celle de 1981-1983. Lors de cette dernière, la reprise économique s'est amorcée rapidement; le nombre d'admissions dans les établissements fédéraux a promptement atteint un sommet pour diminuer ensuite de façon significative. Il se pourrait que la même évolution se répète, mais l'on ne sait pas très bien si les tendances quant aux admissions reviendront à ce qu'elles étaient. Il se pourrait que des changements structurels plus profonds (voir l'article de Sunter dans ce numéro) aient à long terme un effet neutralisant celui de la reprise.

Les jeunes Canadiens ne sont pas les seuls qui se ressentent de ces changements, même s'ils sont tout spécialement touchés. Ainsi, le taux d'activité des jeunes (de 15 à 19 ans) a diminué sensiblement ces dernières années. De 1989 à 1992, le pourcentage de jeunes occupant un emploi est tombé de 52 % à 41 %. Les jeunes ont toujours affiché des taux de chômage plus élevés, mais leurs niveaux actuels de chômage sont sans précédent. En 1992, le taux de chômage des jeunes de 15 à 19 ans était de 19,7 %, contre 16,6 % pour le groupe des 20 à 24 ans et 9,9 %, pour les personnes âgées de 25 ans ou plus. L'inscription dans les écoles atteint aussi des niveaux records. En 1991-1992, par exemple, 77 % des jeunes âgés de 15 à 19 ans étaient des étudiants à temps plein, contre seulement 65 % en 1975-1976(8).

Toutefois, les jeunes ne font pas tous partie de la population active ou de l'effectif scolaire. Des études révèlent l'émergence d'un groupe de jeunes sans travail (ou sous-employés), insuffisamment scolarisés et qui ne font pas partie de la population active(9). Ce groupe est non seulement nombreux mais aussi appelé à augmenter si l'on ne prend pas les mesures socio-économiques qui s'imposent.

Le profil des jeunes délinquants sous responsabilité fédérale ressemble étrangement à celui des jeunes sous-employés qui ont abandonné l'école. Les membres des deux groupes tendent à avoir un niveau d'instruction inférieur à la moyenne et une expérience de travail irrégulière, en plus de manquer de certaines compétences sociales et professionnelles de base, c'est-à-dire des «ressources sociales» nécessaires pour réussir ou même demeurer sur un marché du travail déjà précaire(10). Concentration criminogène Nous devons craindre que cette concentration de jeunes qui ont décroché et de l'école et de la population active ne devienne un élément important et permanent de la population au Canada. Les recherches ne font que confirmer la thèse voulant que les concentrations de pauvreté et de chômage constituent des facteurs criminogènes(11).

Le Service a récemment reconnu l'importance d'adopter une approche systématique pour cerner les besoins des délinquants en vue d'interventions permettant de s'attaquer aux facteurs criminogènes dynamiques, c'est-à-dire les facteurs sur lesquels il est possible d'agir par une intervention et des programmes actifs. Toutefois, de telles interventions exigent un minimum de mécanismes de soutien externe. Il doit par exemple y avoir des emplois vers lesquels les jeunes peuvent se diriger. La course vers l'avenir Il existe un tableau représentant l'archange Gabriel poussé à reculons vers l'avenir, de sorte qu'il voit les progrès accomplis par l'humanité uniquement à travers le désordre accumulé des débris de l'histoire. C'est ce qui peut se produire lorsqu'on examine les tendances sociales; souvent, nous ne nous retournons pas pour voir où nous allons.

Le Service correctionnel du Canada doit faire de son mieux pour tous ses clients. Toutefois, à long terme, il serait préférable et moins coûteux de créer dans la collectivité des mécanismes efficaces pour, en quelque sorte, tuer la criminalité dans l'oeuf. Des recherches approfondies s'imposent pour comprendre les mécanismes fondamentaux à l'oeuvre dans notre société et pour élaborer des solutions de rechange à l'incarcération qui soient efficaces.



(1)2C - 340, avenue Laurier ouest, Ottawa (Ontario) K1A 0P9.

(2)Lorsque je parle d'une relation avec la «criminalité», j'entends aussi implicitement l'incarcération.

(3)NETTLER, G., Explaining Crime, New York, McGraw-Hill, 1978. Voir également SUTHERLAND, E.H. et CRESSY, D.R., Criminology, 8e édition, Philadelphie, Lippincott, 1970. Les recherches sont trop nombreuses pour qu'on puisse en faire une analyse complète.

(4)HARTNAGEL, T.T., «The Effects of Age and Sex Compositions of Provincial Populations on Provincial Crime Rates», Canadian Journal of Law and Criminology, vol. 67, 1977. Voir également FERDINAND, T.N., «Demographic Shifts and Criminality: An Inquiry», British Journal of Criminology, vol. 10, 1970, ainsi que WELFORD, C.J., «Age Composition and the Increase in Recorded Crime», Criminology, vol. 11, 1973.

(5)On s'attendait à ce que les modifications apportées au système correctionnel (au moyen des projets de loi C-67 et C-36 par exemple) soient sans conséquence sur la croissance de la population carcérale. Toutefois, d'autres révisions et modifications importantes du Code criminel et de la politique sur les services de police et les services correctionnels ont eu des conséquences sur les taux d'incarcération.

(6)SCHISSEL, B., «The Influence of Economic Factors and Social Control Policy on Crime Rate Changes in Canada: 1962-1988», Revue canadienne de sociologie, vol. 17, 1992.

(7)LONG, S.K. et WITTE, A.D., «Current Economic Trends: Implications for Crime and Criminal Justice», Crime and Criminal Justice in a Declining Economy, WRIGHT, K.N., dir., Cambridge, Delgeschlager, Gunn et Hain, 1981. Voir aussi CANTOR, D. et LAND, K.C., «Unemployment and Crime Rates in Post-World War 11 United States: A Theoretical and Empirical Analysis», American Sociological Review, vol. 50, 1985, p. 17.

(8)LINDSAY, C. et coll., Les jeunes au Canada: Deuxième édition, Ottawa, Statistique Canada, 1994, p. 24.

(9)SUNTER, D. «Des jeunes en attente», L'emploi et le revenu en perspective, 75-OOlF, Ottawa, Statistique Canada, 1994.

(10)Voir BECKER, G.S., «Crime and Punishment: An Economic Approach», Journal of Political Economy, vol. 76, 1966, p.169-217. Voir également COLEMAN, J., «Social Capital in the Creation of Human Capital», American Journal of Sociology, vol. 94, 1988, ainsi que COLEMAN, J., «The Rational Reconstruction of Society», American Sociological Review, vol. 58, 1993.

(11)HAGAN, J., «The Sodal Embeddedness of Crime and Unemployment», Criminology, vol. 31, no 4, 1993, p. 466.