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La victimisation, la peur et l’adaptation au milieu carcéral

Thèse de doctorat, Université du Manitoba1
Donna E. Chubaty2
Directeur de thèse : John Schallow
Membres du jury : Michael Thomas, Rayleen DeLuca, Edward Boldt et Edward Zamble3

L’être humain est façonné par les expériences de la vie. Nos réactions sont influencées par notre façon de voir et d’aborder le monde qui nous entoure, ce qui peut avoir des répercussions sur nos expériences présentes et futures. Dès la tendre enfance, nous absorbons l’information et nous réagissons aux situations en fonction de ce que nous avons appris. Les événements pénibles nous mettent à l’épreuve et nous obligent à faire appel à nos capacités d’adaptation. Il arrive parfois que ces événements amenuisent les ressources dont nous disposons ou croyons disposer, et nous sommes alors replongés dans une situation difficile. Par exemple, les victimes de sévices antérieurs pourraient développer des symptômes psychologiques susceptibles de les rendre vulnérables à d’autres formes de violence4.

Les détenus font état d’expériences pénibles dans une proportion plus élevée que les non-criminels. Plus particulièrement, leurs expériences familiales ont été plus perturbées et violentes. Pour bon nombre d’entre eux, ces expériences négatives sont associées à un comportement délinquant ultérieur, qui peut être un facteur dans l’échec de la libération sous condition. Les recherches indiquent que chez un grand nombre de détenus, le milieu carcéral amplifie l’incidence négative des expériences antérieures5. En prison, les détenus vulnérables sont des cibles faciles et leurs possibilités et capacités d’adaptation sont restreintes. Dans un milieu carcéral difficile, les symptômes psychologiques découlant des traumatismes antérieurstels que les souvenirs envahissants, le déni et l’abattement reviennent. On pense que cette réaction émotionnelle accroît la vulnérabilité à d’autres violences; le cycle des expériences traumatisantes et des réactions se poursuit.

Heureusement, toutes les personnes ne sont pas passives et certaines font des efforts pour réagir aux situations difficiles et aux émotions qui les entourent. Malheureusement, les détenus et les ex-détenus sont habituellement moins bien outillés pour résoudre leurs problèmes personnels. Les stratégies d’adaptation cernées au sein de la population carcérale comprennent l’évitement, le soulagement temporaire des problèmes sans égard aux conséquences et les comportements agressifs. Ces réactions, qui proviennent souvent de l’habitude et des expériences passées de ces personnes, aggravent habituellement les situations. Les mécanismes d’adaptation malsains engendrent l’aggravation des problèmes, et le cycle se poursuit.

Cet article est une synthèse de la thèse de doctorat de l’auteur. Il souligne la méthodologie de recherche employée pour établir des liens entre certains événements de la vie antérieure des détenus et leurs expériences en prison. Cette recherche, à caractère exploratoire, visait à mieux repérer les détenus vulnérables ou à problème en s’appuyant sur les informations recueillies lors de l’évaluation initiale du sujet au moment de son admission dans le système carcéral. Elle avait également pour but d’illustrer la nature cyclique des mécanismes d’adaptation malsains au sein de la population carcérale. On espérait ainsi dégager des éléments permettant de mieux cibler les interventions.

Méthodologie

L’échantillon utilisé dans l’étude est formé de détenus de l’établissement Stony Mountain et du pénitencier de la Saskatchewan, deux établissements fédéraux à sécurité moyenne qui accueillent plusieurs centaines de détenus. Les participants ont été recrutés par courrier, ainsi que parmi les patients des conseillers et psychologues de l’établissement Stony Mountain. On a demandé aux détenus l’autorisation de consulter leur dossier, pour trouver de l’information sur leur comportement en établissement. Au total, 91 détenus ont participé à l’étude 53 de l’établissement Stony Mountain et 38 du pénitencier de la Saskatchewan. Soixante-dix participants ont autorisé l’accès à leur dossier. Les détenus ont rempli les formulaires de consentement et les questionnaires en groupes d’environ huit personnes, sous la surveillance du personnel du Service correctionnel du Canada, pour assurer la confidentialité des réponses.

Renseignements démographiques et expériences antérieures

Dans le cadre de l’étude globale, on a sondé les détenus sur divers aspects de leur vie en s’inspirant d’un questionnaire mis au point par Zamble et Porporino6. Les énoncés traitaient des renseignements démogra-phiques, du décès des parents, des expériences de violence physique et sexuelle dans l’enfance et des renseignements sur les frères et sœurs.

Victimisation en prison

On a demandé aux participants s’ils avaient été victimes de vols, agressés ou menacés de violence durant leur incarcération. Les questions étaient formulées de façon à établir une distinction entre les agressions et les bagarres. En particulier, les participants devaient indiquer qui avait provoqué la confrontation, et s’ils avaient pu se défendre adéquatement.

Comportement en établissement

Dans la section portant sur l’adaptation aux situations susceptibles de devenir violentes en milieu carcéral, on a posé des questions sur le recours aux stratégies d’adaptation antisociales, notamment la consommation de drogues et d’alcool, la provocation, le port d’une arme et l’appartenance à un gang. On a aussi étudié le dossier des détenus pour recueillir d’autres renseigne-ments sur leur comportement en établissement.

Résultats

L’échantillon

L’échantillon utilisé dans cette étude était comparable, sur le plan démographique, à la population carcérale masculine au Canada. L’âge moyen était de 31,9 ans et les détenus se situaient dans la fourchette des 18 à 68 ans. Cinquante-huit pour cent de l’échantillon étaient membres des Premières Nations ou Métis et 38,6 % étaient de race blanche. Les infractions avec violence de nature non sexuelle (telles que les vols et les meurtres/ homicides) représentent plus de la moitié (58,6 %) des infractions primaires de l’échantillon, ce qui correspond assez bien au profil de la population carcérale générale des établissements fédéraux. Les délinquants sexuels représentent 12,5 % de l’échantillon, ce qui est légèrement inférieur à la proportion de délinquants sexuels dans l’ensemble du système, car seuls les détenus de la population carcérale générale étaient inclus les délinquants sexuels placés en isolement préventif étaient exclus de l’étude.

Expériences antérieures

En ce qui a trait aux expériences familiales, environ deux tiers des détenus (67,8 %) ont perdu leur mère à l’âge de 25 ans en moyenne, tandis que plus du tiers (37,2 %) ont perdu leur père à 26 ans en moyenne. Fait notable, le taux de décès maternel était beaucoup plus élevé que celui établi dans les recherches précédentes. La perte de l’un des parents était considérablement corrélationnelle avec le décès de l’autre parent (r = 0,56, p < 0,001). Ainsi, au sein de cet échantillon relativement jeune, le décès des parents semble être la norme plutôt que l’exception. La plupart des détenus avaient des frères et sœurs (80 % au moins un frère et 84,5 % au moins une sœur), et plus du tiers des détenus étudiés avaient au moins un frère ou une sœur qui avait fait un séjour en prison. Deux des participants ont dit avoir respectivement 11 et 14 frères et sœurs ayant été emprisonnés.

La majorité des répondants ont reconnu avoir subi des sévices dans l’enfance. Comme l’indique le Graphique 1, près des deux tiers des participants (64 %) ont été victimes de violence dans l’enfance, ce qui est considérablement plus élevé que les résultats d’un examen des dossiers de délinquants canadiens sous responsabilité fédérale7. Notons que 16 % des détenus de l’échantillon ont été victimes de sévices sexuels, ce qui correspond assez bien au taux signalé dans les recherches sur le milieu carcéral et représente le double du taux dans la collectivité8. Même si elles sont rétrospectives, ces données illustrent bien que les expériences de perte et de dysfonctionnement dans l’enfance peuvent favoriser l’émergence d’un comportement criminel.

Graphique 1

Victimisation en prison

Durant leur incarcération, la majorité des détenus ont indiqué n’avoir subi aucune victimisation directe. Le tiers des participants ont été menacés d’agression au cours de l’année venant de s’écouler, et un cinquième ont dit avoir subi au moins une agression. De petits sous-groupes de détenus ont reconnu avoir subi des menaces (17,6 %) ou des agressions (9 %) répétées de la part d’autres détenus. Les résultats concernant les agressions sexuelles ne sont pas indiqués étant donné les réponses positives peu nombreuses à cette question.

Comportement négatif en établissement

En ce qui a trait au comportement négatif en établisse-ment, plus de la moitié (54,1 %) des détenus ont dit avoir fait l’objet d’une accusation pendant leur incarcé-ration, et une proportion peu élevée des actes reprochés (7,9 %) étaient des agressions envers le personnel et les autres détenus. Ces chiffres corroborent les données puisées dans le Système de gestion des délinquants. Plus de la moitié des détenus ont affirmé qu’ils consommaient de la drogue et/ou de l’alcool pour mieux supporter la perspective de violence éventuelle dans leur environnement. Un nombre important de détenus ont admis porter une arme, être eux-mêmes des agresseurs et être membres d’un gang pour se protéger.

Analyse corrélationnelle

La corrélation entre la perte des parents et les sévices subis dans l’enfance d’une part et la victimisation signalée par les détenus en milieu carcéral d’autre part n’est pas très forte. Cependant, les variables familiales sont en corrélation avec le comportement ultérieur en établissement. Le nombre de frères était associé de façon significative aux accusations pendant l’incarcération en général (r = 0,49, p < 0,001), ainsi qu’aux accusations d’agression contre le personnel (r = 0,43, p < 0,001). Plus le nombre de frères ou sœurs ayant été incarcérés était élevé, plus le nombre d’autres problèmes, dont les accusations en établissement, était important (r = 0,54, p < 0,001), ainsi que les accusations d’agression contre d’autres détenus (r = 0,42, p < 0,001) et le personnel (r = 0,73, p < 0,001). On ne remarque aucun lien significatif entre les expériences familiales et les mécanismes d’adaptation antisociaux signalés par les détenus eux-mêmes.

Résumé et conclusions

L’échantillon utilisé dans l’étude révèle un taux élevé de décès parental et de sévices subis durant l’enfance. Dans les échantillons puisés dans la collectivité, la perte d’un parent en bas âge est associée à certains problèmes ultérieurs dont l’anxiété, des idées suicidaires, un sentiment de culpabilité persistant, l’autonomie compulsive et les accès d’agressivité. On peut penser que les répercussions de la perte d’un parent sont décuplées chez les personnes qui présentent d’autres facteurs de risque de délinquance (par exemple, des problèmes de comportement existants).

Signalons que dans l’échantillon, les délinquants issus de familles dysfonctionnelles et criminalisées avaient habituellement un comportement plus perturbateur en prison, comme en témoignent les accusations en milieu carcéral, notamment de violence. Ces résultats traduisent probablement la prévalence du comportement criminel/violent en général chez les personnes dont l’entourage est caractérisé par la tolérance au crime. Cependant, ce corrélat significatif est plutôt remarquable compte tenu de la multitude d’autres variables qui influent sur le comportement. Ainsi, la criminalité au sein de la famille constitue peut-être l’un des éléments les plus significatifs pour le personnel affecté à l’évaluation initiale et à la surveillance des détenus.

Les participants à l’étude ont reconnu qu’ils avaient des comportements antisociaux en prison. Il n’est peut-être pas étonnant que les personnes antisociales dans la collectivité conservent ce comportement en prison. Toutefois, fait éloquent, même dans un environnement contrôlé visant à réadapter les délinquants, bon nombre d’entre eux continuent d’avoir des difficultés à faire face aux situations. Le contexte social de la prison est probablement très important à cet égard. Notamment, les détenus sont confrontés à des règles et à des attentes sociales conflictuelles. Par exemple, les détenus doivent être loyaux les uns envers les autres mais ne faire confiance à personne. Il s’établit ainsi un «système partiellement instable»9 où le risque de violence est constant. En raison de l’incertitude de ce contexte social, il est probable que les détenus fassent appel aux stratégies d’adaptation auxquelles ils sont le plus habitués. L’incidence des attentes sociales sur le comportement des détenus et sur leurs mécanismes d’adaptation fournirait des informations utiles pour des recherches ultérieures.

Les détenus qui ont été victimes de mauvais traitements ne semblent pas être plus vulnérables que les autres à la victimisation en prison. Les expériences antérieures de mauvais traitements ne semblent pas se répéter en prison, du moins au sein de l’échantillon examiné. D’autres facteurs tels que la taille, le statut de délinquant sexuel, l’appartenance à un gang et la participation à l’économie parallèle en milieu carcéral influent davantage sur la probabilité d’être une victime en prison. En outre, les détenus victimes de persécution réagissent habituellement avec agressivité au lieu de devenir plus vulnérables. Enfin, il est possible que les détenus interrogés dans la présente étude aient minimisé leur expérience de violence en milieu carcéral, en raison des impératifs de l’image de soi, de la crainte d’être vu comme une victime et de la pression exercée par les pairs contre les «traîtres» en prison. À ce titre, il faut tenir compte du contexte et de l’incidence d’un large éventail d’expériences, ainsi que des différences indivi-duelles dans la façon de réagir à la victimisation.


1. Extrait de CHUBATY, D. E. Victimization, fear, and coping in prison. Thèse de doctorat, Winnipeg, Manitoba, Université du Manitoba, 2001.

2. 340, avenue Laurier Ouest, Ottawa, Ontario, K1A 0P9.

3. Edward Zamble, Queen’s University, Kingston, Ontario.

4. GOLD, S. R., SINCLAIR, B. B. et BALGE, K. A. «Risk of sexual revictimization: A theoretical model», Aggression and Violent Behavior, vol. 4, no 4, 1999, p. 457-470.

5. KUPERS, T. A. «Trauma and its sequelae in male prisoners: Effects of confinement, overcrowding, and diminished services», American Journal of Orthopsychiatry, vol. 66, no 2, 1996, p. 189-196.

6. ZAMBLE, E. et PORPORINO, F. J. «Coping, imprisonment, and rehabilitation: Some data and their implications», Criminal Justice and Behavior, vol. 17, no 1, 1990, p. 53-70.

7. ROBINSON, D. «La violence familiale chez les détenus sous responsabilité fédérale : estimations fondées sur un examen des dossiers», Forum, Recherche sur l’actualité correctionnelle, vol. 7, no 2, 1995, p. 15-22.

8. FINKELHOR, D. «The international epidemiology of child sexual abuse», Child Abuse & Neglect, vol. 18, no 5, 1994, p. 409-417.

9. COOLEY, D. Social control and social order in male federal prions. Thèse de doctorat, Winnipeg, MB, Université du Manitoba.