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La consommation de substances psychoactives dans les pénitenciers du Québec
Thèse de doctorat, Université de Montréal1
Chantal Plourde2
Directeur de thèse : Serge Brochu
Membres du jury : Pierre Landreville, Guy Lemire, Dan Kaminski3 et Andrée Demers
Cet article résume la situation en matière de consommation de substances psychoactives dans les établissements fédéraux du Québec. Parmi lensemble des éléments abordés dans la thèse, les aspects suivants ont été sélectionnés pour faire partie de cet article : prévalence de consommation en fonction des niveaux sécuritaires, produits consommés et fréquence dusage, perception de la tolérance et de la disponibilité selon les répondants, motivations et état psychologique perçu.
Problématique
Peu documentée, la consommation durant lincarcéra-tion demeure un phénomène largement méconnu, notamment en raison des difficultés reliées à la réalisation de ce type de recherche. Néanmoins, quelques études se sont spécifiquement intéressées à ce phénomène4. Au premier abord et pour la majorité des gens, consommation de drogue à lintérieur des murs rime avec danger. Quil sagisse de violence systémique associée au milieu de la drogue ou encore de comportements inacceptables commis sous linfluence dune quelconque substance psychoactive, plusieurs membres du personnel ont en tête un épisode ayant menacé lintégrité physique dindividus. Ceci dit, pour expliquer la présence dune substance psychoactive dans les prisons, il est essentiel de sattarder sur plusieurs dimensions. Notamment, outre la trajectoire de consommation pré-carcérale, le nombre élevé de détenus incarcérés pour des infractions en matière de drogues, les récentes transformations qui caractérisent le milieu et la place quoccupe le caractère «arbitraire» dans la gestion au quotidien, se situent en trame de fond de notre recherche et savèrent dune utilité indéniable pour bien situer le contexte dans lequel sinscrit lusage de substance psychoactive. Enfin, la consommation durant lincarcération ne peut être départagée des questionnements relatifs à ladaptation à la prison, notamment son rôle dans ce processus.
Objectifs et Méthodologie
Cette recherche visait à établir un portrait de prévalence de consommation dans les établissements carcéraux du Québec et elle sintéresse au parcours de consommation du détenu. Les objectifs et certaines considérations éthiques dictaient lemploi du questionnaire complété en entrevue. Au total, 317 détenus sélectionnés au hasard et répartis dans 10 établissements du Québec ont participé à lenquête. Le Tableau 1 expose les différentes caractéristiques de notre échantillon (voir le Tableau 1).
Tableau 1
Profil des établissements, de léchantillon et du taux de participation |
|||||||
Établissements |
Nombre de détenus 1 |
Isolement 2 |
Placements extérieurs 3 /autres 4 |
Population régulière |
Échantillon (10 % et / ou auminimum 30) |
Taux de refus |
Taux de réponse (incluant refus et absence) |
À sécurité minimale |
|||||||
Centre féd. de formation |
410 |
15 |
67 |
328 |
33 |
20% |
65% |
Montée St-François |
265 |
5 |
62 |
198 |
30 |
9% |
68% |
Ste-Anne- des-Plaines |
173 |
2 |
29 |
142 |
30 |
6% |
83% |
Total |
848 |
22 |
158 |
668 |
93 |
12% |
72% |
À sécurité moyenne |
|||||||
Cowansville |
368 |
15 |
- |
353 |
36 |
22% |
67 % |
Leclerc |
540 |
28 |
1525 |
360 |
36 |
16% |
82% |
Archambault |
370 |
14 |
- |
356 |
36 |
26% |
67% |
Drummondville |
230 |
28 |
- |
202 |
30 |
20% |
75% |
La Macaza |
302 |
10 |
- |
292 |
30 |
6% |
94% |
Total |
1 810 |
95 |
152 |
1 563 |
168 |
18% |
77% |
À sécurité maximale |
|||||||
Donnacona |
268 |
42 |
- |
226 |
26 |
43%6 |
51% |
Port-Cartier |
268 |
48 |
- |
220 |
30 |
12% |
88% |
Total |
536 |
90 |
- |
446 |
56 |
28% |
70% |
TOTAL |
3 194 |
207 |
310 |
2 677 |
317 |
18% |
74% |
Résultats
Consommation dans les établissements
Tel quexposé en détail dans Plourde et Brochu5 les résultats indiquent que 16% des sujets ont consommé de lalcool et 29% une ou des drogues illicites au cours des trois mois précédant lentrevue. En combinant ceux qui ont consommé de lalcool et/ou des drogues, le résultat savère de 33%, indiquant que la grande majorité des répondants (67%) nont fait usage ni dalcool ou de drogue durant ces trois derniers mois. Lexploration des résultats en fonction des différents niveaux de sécurité démontre que les établissements à sécurité maximale (52%) et moyenne (35%) se présentent comme ceux où il y a davantage de consommation durant la période de trois mois explorée comparativement aux établissements minimums (19%) (X2 (2) = 16,91, p < 0,000).
Produits consommés et fréquence dusage
Les 91 sujets ayant fait usage de drogue dans les trois derniers mois indiquent le cannabis (91%) comme étant leur substance préférée. En ce qui concerne lhéroïne, 7% (parmi les 91) la situent au premier choix durant lincarcération. En ce qui a trait au produit le plus fréquemment consommé, il semble ici encore que le cannabis prend une place prépondérante dans la trajectoire de consommation de la majorité des sujets : 91% soutiennent quils consomment surtout du cannabis alors que 6% prennent de lhéroïne. Loin dêtre étonnants, ces résultats confirment lidée voulant que le cannabis soit la drogue la plus consommée en prison7.
Lexamen des patrons de consommation des répondants qui ont consommé dans les trois mois précédant lentrevue (alcool = 50/317 et drogue = 91/317), démontre que la fréquence de consommation de drogues dans les établissements est beaucoup plus marquée que pour lalcool. Particulièrement en ce qui concerne la drogue, 8 % rapportent des changements de différents ordres dans leur consommation depuis lincarcération : changement de produit, diminution de la fréquence et des quantités. Néanmoins, parmi ceux ayant consommé des drogues, 15 % rapportent le faire généralement à chaque jour. En somme, près de 62% des sujets (parmi les 91) consomment au moins une fois par semaine, ce qui diffère considérablement des résultats obtenus quant à la fréquence de consommation dalcool.
Motivation et état psychologique
Se limitant ici aux motifs de consommation de drogues avant et pendant lincarcération, retenons quune majorité de sujets parmi ceux qui ont consommé une drogue dans les trois derniers mois de leur incarcération (n = 91), consomment pour relaxer (62%), alors quils le faisaient avant surtout pour oublier leur problème (38%), samuser (31%), puis relaxer (21%). En appliquant le test de McNemar, les changements quant aux motivations des sujets qui consommaient des drogues pour samuser avant leur incarcération furent explorés. Les résultats indiquent que 25% de ces personnes (qui consommaient pour samuser avant) consomment maintenant (en prison) pour relaxer ou oublier leurs problèmes, ce qui est significativement plus grand à lintérieur des murs quavant (p = 0,001).
En ce qui concerne les données à propos de létat psychologique, elles indiquent une amélioration de létat psychologique perçu des consommateurs lors de périodes dintoxication (Z = -5,54, p < 0,000).
Perception de la tolérance et de la disponibilité des substances psychoactives
Lors de lentrevue, les détenus devaient situer sur une échelle leur perception de la tolérance des agents de correction à légard de lalcool, des drogues dures et des drogues douces. Ainsi, gardant à lesprit les limites quimpose ce genre dexercice (il sagit bien de lopinion des détenus), les drogues douces semblent plus tolérées que lalcool ou les drogues dures selon ce quen pensent les sujets : 70% des détenus croient que les gardiens ne sont «pas du tout» ou «pas tellement» dérangés par le cannabis, comparativement à 6% pour les drogues dures et 19% pour lalcool. Notons également que se sont les répondants des établissements à sécurité maximale qui estiment le plus souvent que les agents de correction ne sont pas du tout dérangés par les drogues douces (33%), comparativement à 17% en minimum et 7% en médium (X2 (8) = 29,49, p < 0,000). Toutefois, nous remarquons plus duniformité lorsque lon explore la proportion de répondants estimant que les officiers ne sont «pas tellement dérangés».
À propos de la perception des sujets quant à leur capacité de se procurer les différents produits, 90% contre 77% rapportent quil est relativement facile (toujours ou parfois) de se procurer lalcool ou la drogue quils désirent. En combinant la variable «toujours facile» et «parfois facile», les résultats sont avèrent les suivants : établissement à sécurité minimale = 88%; établissement à sécurité moyenne = 73%; établissement à sécurité maximale = 72%, témoignant du fait quil semble plus facile de se procurer la drogue convoitée en minimum. Ainsi, même si lon semble consommer dans une plus faible proportion en établissement minimum, la perception de la disponibilité des produits laisse entendre que celle-ci influence plus ou moins les détenus. Ici, largument selon lequel les détenus en minimum ont davantage à perdre nous apparaît pertinent à avancer.
Limites et conclusion
Plusieurs limites sont à considérer dans linterprétation et la portée des résultats de cette étude et notamment les biais méthodologiques relatifs au recrutement, au thème de recherche à proprement parler et à linstrument de mesure. Aussi, lensemble des résultats présenté dans la thèse sappuie sur le rapport subjectif des sujets et nous navons pas utilisé de méthode différente pour en corroborer les résultats.
Pour conclure, gardons tout dabord à lesprit limpor-tance de considérer lensemble de ces résultats dans un contexte théorique, méthodologique, politique et social global. Puisquils sinscrivent dans un continuum amorcé avant leur admission en établissement et qui vraisemblablement se poursuivra après cette période, les motifs de consommation des détenus savèrent dun intérêt indéniable. Ainsi, nous croyons que plutôt que de limiter lexamen du phénomène de la consommation de substances psychoactives dans les établissements à une perspective mettant en relief lefficacité médiocre du système de répression face à ceux qui assurent loffre, il est préférable de lenvisager comme un défi à relever du point de vue sécuritaire certes, mais aussi et dabord sur un plan clinique et de santé publique.
À ce propos, il est courant depuis déjà quelques années de recourir au terme «réduction des méfaits» pour définir certaines approches ou modèles dintervention qui insistent sur les problèmes que cause la consommation plutôt que sur la consommation elle-même.8 Ces nouvelles «normes» visent entre autres une meilleure rétention en traitement, celle-ci étant de plus en plus reconnue comme principal facteur de réussite9. En ce sens, les expériences qui sinscrivent dans un cadre de réduction des méfaits, outre leurs limites, ont démontré quelles répondent mieux aux besoins de la clientèle, puisquelles travaillent avec la personne «où elle est» plutôt «quoù elle devrait être».
Ainsi, est-il possible dadopter dans un contexte carcéral une approche visant à atténuer les méfaits associés à la consommation de drogue plutôt que labstinence et la répression ? Discuter de réduction de méfait est-il approprié compte tenu de la fonction de lincarcération, de son rôle punitif et du fait que la majorité des substances psychoactives sont proscrites entre les murs ? La mission des services correctionnels et le statut actuel des drogues au Canada représentent des limites dont il faut tenir compte lorsque lon envisage des solutions différentes de la répression en matière de substances psychoactives.
Selon Riley,10 ladoption dune approche de réduction des méfaits en contexte carcéral nécessite la reconnaissance que certaines substances psychoactives telle le cannabis sont moins nuisibles que dautres pour linstitution, puisquelles entraînent moins de comportements agressifs. Il faut également reconnaître que les problèmes reliés aux substances dépassent le cadre pharmacologique et moral et quils sétendent à des aspects tels les infections (reliées à linjection et au partage des seringues), la santé des détenus, la violence systémique et psychopharmacologique. Enfin, selon ce que soutiennent Fuhrer et Nelles11, lapproche de réduction des méfaits savère une condition fonda-mentale pour atteindre lobjectif de socialisation du système pénal. Dailleurs, certaines études réalisées en Australie et en Europe ont démontré lefficacité de programmes sinscrivant dans un cadre de réduction des méfaits.
Dans les faits, à partir des présents résultats, il est possible davancer lidée selon laquelle plusieurs facettes du portrait actuel à lintérieur des murs puissent être interprétées dans un cadre de réduction des méfaits : lutilisation de cannabis, labandon de substances plus dommageables, le fait de fumer la substance plutôt que de se linjecter, la diminution de la fréquence de consommation et des quantités ingérées, la tolérance «perçue» à légard du cannabis. Ainsi, le consommateur incarcéré est engagé dans un processus possiblement «involontaire», mais qui néanmoins modifie considérablement sa trajectoire. Comme les détenus estiment relativement facile de se procurer les substances voulues, de même quils sont peu nombreux à identifier la peur dêtre pris à consommer comme élément influençant leur consommation, il est donc plausible de penser que les mesures répressives ne peuvent expliquer à elles seules les changements intervenus. Dautres facteurs y jouent un rôle notable, notamment leurs motivations à consommer et le sentiment quils se sentent mieux lorsquils sont intoxiqués. Ceci dit, laccessibilité à ce «momentum» est dune importance indéniable dans léducation à des comportements moins à risque et saisir cette opportunité se présente selon nous comme une stratégie de réduction de méfaits. Enfin, terminons en réitérant lidée que limpact de la prison sur la trajectoire dusage de substances psychoactives des détenus puisse se mesurer non pas seulement par labandon de la consommation (lidéal dabstinence nétant dailleurs pas le «contrepoint» de la dépendance ou encore ne représente pas une guérison selon Jacques12), mais également par ladoption de comportements moins dommageables pour lindividu et implicitement pour la société. En ce sens, revoir dans une perspective globale les impacts des stratégies dinterruption de lapprovisionne-ment et les mesures punitives prises à légard des consommateurs, nous semble une avenue tout à fait utile et pertinente.
2. 340, avenue Laurier Ouest, Ottawa, Ontario, K1A 0P9.
3. Dan Kaminski, Université catholique de Louvain (Belgique).
4. PLOURDE, C., BROCHU, S. et LEMIRE, G. «Drogues et prison : Faits et enjeux actuels», Revue internationale de Criminologie et de police technique et scientifique, vol. 2, 2001 (sous presse).
5. PLOURDE, C. et BROCHU, S. «Drogue et alcool durant lincarcération : Examen de la situation des pénitenciers québécois», Revue canadienne de criminologie, (soumis).
6. PLOURDE, C. et BROCHU, S. «Drug use during incarceration: A break into the trajectory», Substance Use and Misuse, vol. 37, 2001, sous presse.
7. Compte tenu de degré dhomogénéité des profils de consommation avant et pendant de même que du faible nombre de détenus ayant fait usage de drogues différentes du cannabis, les comparaisons entre établissements et niveaux de sécurité ne savèrent pas intéressantes. De plus, le nombre élevé de cellules ayant une fréquence théorique inférieure à cinq unités invalide les analyses.
8. BEAUCHESNE, L. «Legalization of Drugs : Responsible Action towards Health Promotion and Effective Harm Reduction Strategies» dans Harm reduction : A new direction for drug policies and program, sous la direction de P. G. Erickson, D. M. Riley, Y. W. Cheung et P. A. OHare, p. 32-46. Toronto, Buffalo, London, University of Toronto Press, 1997; voir la thèse pour dautres auteurs.
9. BROCHU, S. et SCHNEEBERGER, P. Limpact des contraintes judiciaires dans le traitement de la toxicomanie. Montréal, QC, Comité permanent de lutte à la toxicomanie, 1999.
10. RILEY, D. Drug in prisons, Correctional Service Canada, 1994, p. 152-161.
11. FUHRER, A. et NELLES, J. «Harm Reduction in Prison : Aspects of a scientific discussion», dans Harm Reduction in Prison, sous la direction de J. Nelles & A. Fuhrer, Bern, Suisse, Peter Lang, 1997.
12. JACQUES, J.-P. Pour en finir avec les toxicomanies : Psychanalyse et pourvoyance légalisée des drogues, Bruxelles, Belgique, De Boeck, 1999.