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Victimisation sexuelle et délinquance sexuelle : Syndrome du vampire ou de Pinocchio ?

Michel St-Yves et Bruno Pellerin1
Centre régional de réception (Québec), Service correctionnel du Canada

Avez-vous été abusé sexuellement durant votre enfance ? Voilà l’incontournable question à laquelle font face tous les délinquants qui sont accusés ou qui ont été condamnés pour un crime sexuel. Une analyse rétrospective du phénomène de la victimisation sexuelle montre qu’une proportion variant entre 30 et 60 % des délinquants sexuels répondent à cette question par l’affirmative2. Surtout les pédophiles. Que signifie une telle réponse ?

On explique souvent la délinquance sexuelle comme étant la conséquence d’une victimisation sexuelle antérieure. Cette perception de «cause à effet» est d’ailleurs renforcée par plusieurs auteurs qui mentionnent que la présence d’un traumatisme sexuel non résolu (expérience sexuelle déviante en bas âge) joue un rôle important dans le développement et le maintien des comportements sexuels déviants3. Certains soulignent même que les infractions sexuelles sont souvent une reproduction des abus sexuels vécus4. C’est le syndrome du vampire5. D’autres chercheurs mettent en doute l’hypothèse du cycle de l’abus, communément appelé la théorie de l’abusé-abuseur6. Certains vont même jusqu’à douter du taux réel de victimisation sexuelle chez les délinquants sexuels. On parle alors de «pseudo-victimisation» et de «survictimisation»7. En effet, certains délinquants sexuels se victimiseraient, parfois faussement, dans le but d’expliquer ou d’excuser leurs actes délictueux. Nous ignorons l’ampleur de ce phénomène, mais une étude américaine a révélé qu’après avoir été informés qu’ils devaient se soumettre au test du polygraphe, le taux de victimisation sexuelle rapporté par ces délinquants a chuté de 67 % à 29 %8.

La plupart des études portant sur la victimisation sexuelle et sur la délinquance sexuelle sont basées uniquement sur l’auto-révélation et réalisées auprès d’individus judiciarisés. Il est donc plausible de croire que certains individus accentuent et transforment certains événements traumatiques qu’ils ont vécus de façon à les adapter à leur réalité actuelle, et même qu’ils inventent des scénarios de victimisation sexuelle pour se déresponsabiliser face à leur délit. C’est ce que nous appelons le syndrome de Pinocchio.

Nous avons récemment réalisé une étude pour vérifier si des traces de victimisation sexuelle étaient présentes dans le scénario délictuel des délinquants sexuels qui déclaraient avoir été abusés sexuellement dans le passé9. Une étude de ce genre avait déjà été réalisée mais le nombre de variables et de sujets étaient limités. Étonnam-ment, cette étude avait révélé que la majorité des sujets rapportaient avoir été abusés sexuellement par une personne de sexe féminin et leurs victimes étaient aussi de sexe féminin10. Contrairement à cette étude, nous n’avons trouvé aucun lien entre le sexe de l’agresseur (contexte de victimisation) et celui de la victime (contexte délictuel). En fait, 85.7 % des sujets rapportaient avoir été agressés par un homme et 83.3 % des sujets avaient agressé des personnes de sexe féminin. De plus, nos résultats montrent que le type de lien (intrafamilial immédiat ou étendu, extrafamilial connu ou inconnu) que le sujet avait avec son agresseur (contexte de victimisation) n’influence pas le type de lien que le sujet, comme agresseur, recherchera chez sa victime. Que le sujet ait été abusé sexuellement par son père, par un membre de la famille étendue, par une personne connue ou inconnue, cela ne permet aucunement de prédire qu’il fera une victime dans un contexte semblable. Néanmoins, nous avons observé que les sujets qui ont été agressés sexuellement seulement avant l’âge de 12 ans étaient plus enclins à avoir agressé une personne d’âge prépubère (moins de 12 ans). Soulignons toutefois que ce ne sont pas tous les pédophiles qui ont été abusés avant la puberté. D’ailleurs, notre échantillon de recherche montre que parmi les sujets qui déclarent avoir été abusés sexuellement uniquement avant la puberté, seulement 57,1 % ont abusé d’un enfant prépubère. De plus, le tiers (36,5 %) des violeurs (agresseurs de femmes) déclare aussi avoir été abusé uniquement avant l’âge de 12 ans. Ce qui montre que l’âge de la victimisation sexuelle n’est pas un bon prédic-teur de la pédophilie. Cela n’écarte pas la possibilité que certains individus aient pu faire de fausses allégations d’abus sexuels pour excuser leur geste ou donner un sens à leur infraction. Or, selon une telle hypothèse, les agresseurs sexuels qui se victimisent faussement ont peut-être plus tendance à dire qu’ils ont vécu des abus sexuels à un âge semblable à celui de leur victime pour ajouter de la crédibilité à leur témoignage. C’est d’ailleurs chez les agresseurs d’enfants que l’on retrouve le plus haut taux de victimisation sexuelle11. Il est intéressant de noter qu’une relation significative fut également observée entre le nombre d’agresseurs rapporté par nos sujets et le nombre de victimes qu’ils ont fait. Ceux qui rapportaient avoir été abusés par plus d’un individu étaient ceux qui avaient fait le plus de victimes. Une telle observation renforce l’hypothèse d’une «survictimisation» ou d’une «pseudo-victimisation».

Plusieurs études portant sur la victimisation sexuelle montrent qu’il existe des différences notables entre les délinquants sexuels victimisés et les non victimisés. Non seulement les délinquants sexuels victimisés présenteraient une plus grande déviance sexuelle que les non victimisés, mais ils seraient également issus de milieux familiaux plus perturbés12.

Nous avons réalisé une autre étude pour vérifier si les délinquants sexuels qui déclarent avoir été abusés sexuellement dans le passé (presque 50 % de notre clientèle) sont si différents des délinquants sexuels qui ne déclarent aucune victimisation sexuelle13. Nous avons comparé ces individus selon leurs antécédents personnels (troubles du comportement et antécédents judiciaires) et familiaux, et selon leur développement sexuel. Les résultats obtenus montrent que les sujets qui déclarent une victimisation sexuelle se victimisent également dans plusieurs autres sphères de leur vie. Ils sont plus nombreux à avoir été exposés à des modèles inadéquats (violence et toxicomanie), à avoir manifesté certains troubles du comportement avant l’âge de 18 ans (introversion et isolement social) et à avoir perpétré des infractions sexuelles (juvéniles et adultes). Ces sujets ont également connu leurs premières expériences sexuelles (masturbations et contacts consensuels) plus précocement et se considèrent moins compétents sur le plan sexuel que les non victimisés. Par contre, les résultats montrent qu’il n’y a pas que la victimisation sexuelle qui a une influence sur le développement personnel et sexuel. L’exposition à la violence, à la promiscuité sexuelle ou à la toxicomanie durant la jeunesse sont d’autres facteurs importants, voire plus importants, qui influencent le développement personnel et sexuel. Quant aux troubles du comportement observés chez les sujets victimisés, ils étaient habituellement présents avant même que ceux-ci soient abusés sexuellement. De plus, nous n’avons trouvé aucune différence significative entre les sujets victimisés et les non victimisés lors d’un examen des préférences sexuelles (pléthysmographie pénienne). Ainsi, on peut se demander si les sujets qui rapportent une victimisation sexuelle ne seraient pas devenus délinquants sexuels même s’ils n’avaient pas été victimes d’abus sexuel durant leur jeunesse. C’est d’ailleurs ce qui semble s’être produit pour près de la moitié (49.3 %) des sujets de cette étude.

Les résultats de ces études nous amènent donc à remettre en question l’importance que l’on accorde au rôle de la victimisation sexuelle dans le développement de la délinquance sexuelle. De plus, tel que mentionné précédemment, ces études sont habituellement basées uniquement sur l’auto-révélation. Il est donc possible que certains sujets inventent des scénarios de victimisation sexuelle, «syndrome de Pinocchio», ou encore qu’ils accentuent et transforment certains événements traumatiques qu’ils ont vécus pour excuser ou justifier leur infraction. Peu importe que les allégations d’abus sexuels soient fondées ou non, la victimisation sexuelle n’est pas le seul facteur qui peut avoir une incidence négative sur le développement affectif, social et sexuel d’une personne. Le «syndrome du vampire» ne permet pas d’expliquer le pourcentage élevé (environ 50 %) d’individus qui rapportent ne pas avoir été agressé sexuellement durant leur enfance et qui ont tout de même commis des délits sexuels. À l’inverse, de nombreux individus ont été victimes d’abus sexuels durant leur enfance ou leur adolescence et n’ont jamais reproduit ce genre de comportement. Ce qui montre que plusieurs autres facteurs influencent la manifestation de comportements sexuels déviants. D’où la pertinence de réaliser d’autres études comparatives, notamment auprès des agresseurs sexuels qui ne rapportent aucune victimisation sexuelle et des individus non criminalisés qui ont été victimes d’abus sexuel, pour identifier d’autres facteurs, personnels et environnementaux, liés au développement et à la persistance de la délinquance sexuelle.


1.  246 Montée Gagnon, Ste-Anne des Plaines, Québec, J0N 1H0.

2.  HANSON, R. K. et SLATER, S. «Sexual victimization in the history of child sexual abusers: A review», Annals of Sex Research, vol. 1, 1988, p. 485-499. Voir ROMANO, E. et DE LUCA, R. V. «Characteristics of perpetrators with histories of sexual abuse», International Journal of Offender Therapy and Comparative Criminology, vol. 40, 1996, p. 147-156; SEGHORN, T. K., PRENTKY, R. A. et BOUCHER, R. « Childhood sexual abuse in the lives of sexually aggressive offenders», Journal of the American Academy of Child and Adolescent Psychiatry, vol. 26, 1987, p. 262-267. Voir également TINGLE, D., BARNARD, G. W., ROBBINS, L., NEWMAN, G. et HUTCHINSON, D. «Childhood and adolescent characteristics of pedophiles and rapists», International Journal of Law and Psychiatry, vol. 9, 1986, p. 103-116.

3.  GROTH, A. N. «Sexual trauma in the life of rapists and child molesters», Victimology, vol. 4, 1979, p. 10-16. Voir également FREEMAN-LONGO, R. E. «The impact of sexual victimization on males», Child Abuse and Neglect, vol. 10, 1986, p. 411-414.

4.  FREEMAN-LONGO, 1986.

5.  WORLING, J. R. «Sexual abuse histories of adolescent male sex offenders: Differences on the basis of the age and gender of their victims», Journal of Abnormal Psychology. Vol. 104, no 4, 1995, p. 610-613.

6.  LANGEVIN, R., WRIGHT, P. et HANDY, L. «Characteristics of sex offenders who were sexually victimized as children», Annals of Sex Research, vol. 2, 1989, p. 227-253.

7.  HILTON, N. Z. «Childhood sexual victimization and lack of empathy in child molesters: Explanation or excuse?», International Journal of Offender Therapy and Comparative Criminology, vol. 37, no 4, 1993, p. 287-296.

8.  HINDMAN, J. «Research disputes assumptions about child molesters», NDAA Bulletin, vol. 7, 1988, p. 1-3.

9.  ST-YVES, M. et PELLERIN, B. «Victimisation sexuelle et scénario délictuel chez les délinquants sexuels», Revue Internationale de criminologie et de police technique et scientifique, vol. 52, no 2, 1999, p. 179-189.

10.  ROMANO, E. et DE LUCA, R. V. «Exploring the relationship between childhood sexual abuse and adult sexual perpetration», Journal of Family Violence, vol. 12, no 1, 1997, p. 85-98.

11.  ROMANO et DE LUCA, 1996. Voir également HANSON et SLATER, 1988 et SEGHORN, PRENTKY et BOUCHER, 1987 ainsi que TINGLE, BARNARD, ROBBINS, NEWMAN et HUTCHISON, 1986.

12.  LANGEVIN, WRIGHT et HANDY, 1989.

13.  ST-YVES, M., PELLERIN, B. et GUAY, J.-P. Is sexual childhood abuse an etiologic factor in sexual aggressors? Paper presented at the Annual ATSA Conference, Orlando, FL, 1999.