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Pour mieux servir les délinquants inuits

Sarah Anala1
Service correctionnel du Canada, Région de l’Atlantique

Il y a deux siècles que les Inuits du Labrador lisent et écrivent l’inuktitut, ayant d’abord fait appel à l’écriture syllabique, puis à l’alphabet romain. Toutefois, l’établissement de pensionnats pour les jeunes Autochtones dans le centre du Labrador a empêché les Aînés de ce peuple de véhiculer la tradition orale. Dans bien des cas, le régime des pensionnats a entraîné une aliénation par rapport à la langue et à la culture inuites, causant un déséqui-libre spirituel et une perte d’identité. Certains des Inuits qui ont étudié dans ces pensionnats ont subi des atteintes morales et se sont tournés vers l’alcool et les drogues pour apaiser leurs traumatismes. On retrouve dans les salles de classe des établissements carcéraux des individus qui sont le produit du régime des pensionnats.

Dront avoir affaire à cinq types d’Inuits. Il y a ans le milieu carcéral, les professeurs pour-d’abord l’Inuit traditionnaliste, qui ne connaît le plus souvent que l’inuktitut et sa culture d’ori-gine, et qui représente un défi de taille. Puis, on trouve l’Inuit biculturel et bilingue, qui connaît à la fois sa culture et la culture euro-canadienne. Viennent ensuite l’Inuit unilingue anglais qui a une connaissance de sa culture, l’Inuit unilingue anglais qui a vécu en foyer d’accueil ou d’adop-tion, généralement plus ignorant de sa culture, ainsi que l’Inuit unilingue anglais qui parle anglais, mais vit selon les traditions, la culture et les coutumes de son peuple. Chaque type appelle un genre d’enseignement quelque peu différent. Dans certains établissements péniten-tiaires, il existe un respect mutuel entre les professeurs et les agents de liaison ou les Aînés inuits; les compétences et connaissances respectives de chacun sont valorisées de part et d’autre. Une consultation d’une dizaine de minutes avec l’une de ces personnes-ressources peut éviter bien des préoccupations au professeur.

Les détenus inuits qui ont connu le régime des pensionnats sont plus enclins à manifester de la colère, de la frustration et de l’agitation. Histori-quement, leur scolarisation est loin d’avoir été une expérience agréable. Certains ne se sentent plus «au diapason» de leur famille d’origine lorsqu’ils y retournent, imprégnés qu’ils sont maintenant de la culture «euro-occidentale». Ce phénomène accentue le sentiment de non appartenance, provoquant une rage et un bouleversement intérieurs. Heureusement, bon nombre d’Inuits n’ont jamais oublié leur culture, leur héritage et les enseignements de leurs Aînés. C’est pourquoi ils veulent aujourd’hui réaffirmer leur identité.

C’est entre le début et le milieu des années 1960 que les Inuits ont commencé à quitter le Labra-dor pour aller étudier dans les universités, les écoles de sciences infirmières et de marine, et les collèges communautaires. Le choc culturel a été énorme et traumatisant. L’usage quotidien de leur langue, l’inuktitut, ainsi que la nourriture traditionnelle, leur famille et les coutumes inuites leur faisaient cruellement défaut, de même que la façon particulière de leur peuple de réagir au monde extérieur. Lorsqu’on ensei-gne en milieu carcéral, on peut constater que ces choses familières manquent aux Inuits. Dans ce contexte, ils peuvent devenir déprimés et apathiques, et ne plus ressentir de paix sur plan spirituel. Le personnel correctionnel doit faire preuve de sollicitude et de compréhension à leur égard. Ils finiront par sortir de leur torpeur et par redevenir eux-mêmes, car les Inuits ont beaucoup de ressort psychologique.

Même si les Inuits du Labrador ont maintenant un meilleur accès aux études, ceux qui sont incarcérés dans les prisons fédérales sont assez peu scolarisés. Dans la culture inuite, c’est en étant un bon chasseur-pourvoyeur ou en sachant bien coudre les peaux qu’on suscitait l’admiration. Souvent, les parents inuits reti-raient leurs jeunes garçons de l’école afin qu’ils contribuent à la survie de la famille et du clan. Étant donné le taux chômage très élevé au sein de leur peuple, ces jeunes devaient aider leurs aînés à chasser et à pêcher, à trouver et à couper le bois; ils vivaient en harmonie avec les saisons. C’est toujours le quotidien de ceux qui mènent en grande partie l’existence des chasseurs-cueilleurs, mode de vie sur lequel se fonde la subsistance des Inuits.

Le dysfonctionnement familial causé par l’alcoo-lisme contribue également à la faible scolarisa-tion des Inuits. Les jeunes qui vivent dans une famille dysfonctionnelle risquent fort de tomber dans l’absentéisme scolaire et la délinquance. Il est difficile d’étudier quand est constamment victime de violence dans son milieu familial et qu’on ne bénéficie d’aucun soutien moral ni spirituel pour surmonter les problèmes qu’on éprouve à l’école. C’est ainsi qu’on devient décrocheur et qu’on aboutit dans les salles de classe des établissements carcéraux. Le phéno-mène s’avère plus marqué depuis que les Inuits du Labrador ont brusquement délaissé leur mode de vie traditionnel fondé sur la terre pour adopter un style de vie axé sur l’argent.

Certains jeunes détenus inuits arrivent dans les cours offerts pas les pénitenciers avec des troubles d’apprentissage non diagnostiqués, car il y a longtemps qu’ils ont échappé au système. En outre, il est encore plus difficile d’être con-finé dans une pièce exiguë lorsqu’on a vécu dans la nature. Ayant toujours mené une vie libre, les Inuits éprouvent en prison un double sentiment d’«enfermement»; ils se sentent coupés de leur terre natale et de tout ce qu’elle représente pour eux. La plupart des délinquants inuits ne voient pas les membres de leur famille pendant leur incarcération. Un professeur qui se montre gentil peut illuminer leur journée. Il ne faut pas confondre leur réaction à cette gen-tillesse avec un attachement déplacé.

On peut observer chez certains Inuits les effets de l’alcoolisation fœtale (EFA). Il est difficile d’obtenir une évaluation adéquate de ces symp-tômes et un diagnostic exact dans le système correctionnel. Il faut s’efforcer de bien évaluer les troubles d’apprentissage de façon à pouvoir établir une approche appropriée pour l’ensei-gnement. Les évaluations et les rapports doivent être plus ciblés, adaptés et pertinents sur le plan culturel. Le personnel correctionnel doit être assez réceptif et ouvert d’esprit pour faire appel aux Aînés et aux agents de liaison autochtones. De telles mesures peuvent avoir une influence favorable sur le processus de gestion des cas et sur la réinsertion sociale des Inuits.

L’évaluation des détenus inuits débouche souvent sur un verdict de fonctionnement intellectuel lent. Pourtant, ils sont capables de traquer l’animal, de chasser avec brio et d’assu-rer nourriture, abri, chaleur, vêtements, confort et éducation aux membres de leur famille grâce aux ressources qu’offre la terre. Dans son élé-ment, le délinquant inuit est tout à fait fonction-nel! Celui-là même que les «euro-occidentaux» qualifieraient de peu fonctionnel pourrait fort bien sauver des vies au milieu d’un blizzard. Alors, dans ces circonstances, cette culture, cette société, qu’est-ce qui ne fonctionne pas ? Les Inuits ont appris à parler votre langue, à vivre selon votre culture, à comprendre votre mode de pensée et d’analyse. Il est peut-être temps que les occidentaux d’origine européenne fassent l’effort d’apprendre et de comprendre leur culture et se montrent ouverts à leurs coutumes.

Jusqu’à présent, l’attitude générale au sein de la société dominante a été de considérer les Inuits comme des sauvages dépourvus d’intelligence. Il y a pourtant, dans les programmes d’études des pénitenciers, des Inuits qui ont étudié à l’université et qui auraient pu pousser plus loin si leur moral n’avait pas été constamment sapé. Certains détenus inuits ayant bénéficié d’un appui soutenu ont repris leurs études collégiales ou universitaires. Le personnel correctionnel devrait les encourager. Avec des encouragements, bon nombre d’Inuits pourraient trou-ver le courage de poursuivre leurs études secondaires.

L’enseignement destiné aux Inuits doit faire appel à des approches qui soient pertinentes par rapport à leur société et à leur réalité. Le profes-seur qui n’adapte pas ses cours risque d’être accueilli par des visages impassibles. Les étu-diants inuits ne se sentent probablement pas concernés par la matière présentée et ne peuvent s’y identifier. C’est comme s’ils écoutaient quelqu’un parler dans une langue étrangère qu’ils ne comprennent pas. Il peut arriver que les délinquants inuits griffonnent distraitement pendant que le professeur donne son cours; cela les aide à écouter et à assimiler. Il convient de leur demander calmement s’ils ont compris, indiquant ainsi qu’on a perçu leur confusion ou leur perplexité. Également, les Inuits peuvent parfois sembler inattentifs ou avoir l’air de rêvasser. Il ne faut pas se méprendre sur leurs comportements. Par exemple, si un Inuit regarde par la fenêtre ou lève les yeux au plafond, on peut y voir un signe d’inattention ou d’ennui ou encore un manque d’intérêt, alors que ce n’est pas le cas.

Le langage corporel revêt une grande importance pour les Inuits, ce qui peut fausser leur perception des choses et engendrer de la frustration chez eux. Par exemple, l’un de mes clients avait mal interprété les tics prononcés dont souffrait un homme blanc, les prenant pour des signes de condescendance. Il n’a plus rien vu d’autre, et un blocage psychologique complet s’est opéré en lui.

Certains étudiants inuits doivent transposer de l’anglais à l’inuktitut. Il se peut que le profes-seur aille trop vite pour eux et qu’ils prennent du retard dans la matière. Une telle situation risque de provoquer beaucoup de frustration. Le personnel correctionnel devrait réagir lors-qu’un cas de ce genre se présente, car si rien n’est fait, on ignorera tout du problème jusqu’au jour où l’Inuit abandonnera les cours sans raison apparente.

Chez les Inuits, l’apprentissage fait surtout appel à la vue et au toucher, comme en témoi-gnent le talent et la finesse d’exécution dénotés par l’artisanat de ce peuple. Un jeune inuit qui a vu toute sa vie son père chasser, tuer des ani-maux au fusil ou harponner des phoques sait, vers 13 ans, que le moment est venu de suivre ses traces. Les Inuits apprennent en regardant et en observant. À 16 ans, un adolescent inuit est capable de démonter une motoneige, puis d’en assembler à nouveau les pièces en apportant des changements de son cru en vue de l’utiliser pour la chasse en forêt. Si l’on tente de lui enseigner la mécanique des automobiles, il ne comprendra pas : il n’a pas de voiture et n’en a pas besoin. Il faut des approches adaptées à la réalité inuite.

De nombreux détenus inuits ont appris de leurs Aînés l’humilité, ainsi que le respect de la terre natale, immense et magnifique, qui les a façon-nés. Se faire désigner pour lire ou pour répondre à une question fait de soi le centre de l’attention, ce qui est contraire à l’humilité inculquée, grâce à laquelle les Inuits accomplissent les tâches nécessaires à la survie du clan dans la paix et l’acceptation. Pour l’Inuit, né dans une société égalitaire axée sur l’équité et la collaboration, le fait d’être ainsi mis en évidence provoque un sentiment d’impuissance, de conflit. Il se sent embarrassé, mais il n’exprimera pas ses sentiments parce qu’on ne l’a pas invité à le faire –c’est pour lui une question de respect. Pour les Inuits traditionnalistes, l’homme blanc a tou-jours décidé de tout, ses décisions étant justes et définitives. Ils en sont donc venus à croire qu’ils n’avaient pas d’emprise sur les choses. Il faut laisser aux Inuits le temps de s’adapter à leur nouveau style de vie. Par exemple, ceux qui viennent de régions éloignées ont l’habitude de ne pas regarder l’interlocuteur dans les yeux. Si on n’est pas au courant de cette coutume, on peut penser qu’ils ont quelque chose à cacher ou qu’ils ne disent pas la vérité, alors que c’est pour eux un signe de respect.

Il existe chez les Inuits une souffrance et des traumatismes transmis de génération en généra-tion et dont le gouvernement fédéral s’est rendu responsable en les déplaçant massivement et en les dépossédant, en les forçant à s’exiler. Les besoins particuliers des détenus inuits qui ont vécu cet exil ne sont pas reconnus ni pris en compte dans les plans de gestion des cas, no-tamment dans le cadre des programmes d’étu-des. Ces besoins découlent des séquelles laissées par cette expérience. Une connaissance des traumatismes subis par ce groupe d’Inuits sur le plan psychologique et spirituel permet de mieux comprendre leurs comportements en classe. En règle générale, ces perturbations ne sont pas indiquées dans les dossiers du Système de gestion des délinquants, et les rapports d’en-quête communautaire des agents de libération conditionnelle en font rarement mention. Les professeurs qui ne comprennent pas les réac-tions des détenus inuits devraient consulter les intervenants de cette culture. Il y en a quelques-uns qui œuvrent à la guérison des blessures engendrées par la coupure radicale de certains Inuits d’avec leur terre ancestrale. Il faudrait sensibiliser davantage les non-Inuits à ce vécu, et ces derniers doivent accepter cette sensibilisa-tion. Les étudiants inuits qui ont ce bagage risquent de manifester plus de colère et de méfiance, et d’être moins coopératifs. Il se peut qu’ils perçoivent le professeur comme un «prolongement» du gouvernement, considéré responsable des bouleversements et des trauma-tismes subis.

Comme les Inuits ont tendance à vivre l’instant présent, ils ont de la difficulté à planifier. Pour eux, on s’occupe des choses au fur et à mesure qu’elles se présentent. L’heure a peu d’impor-tance dans le Nord, car ce sont les conditions climatiques qui régissent tout. On va chasser si le temps le permet; l’ambulance aérienne décolle et atterrit si le temps le permet; les bateaux partent et arrivent quand le temps le permet. De la même façon, on va ramasser du bois lorsque les conditions météorologiques s’y prêtent. Les détenus inuits qui en sont à leur première incarcération arriveront souvent en retard en classe. Il leur faudra du temps, au moins un mois, pour s’adapter à un mode de vie où l’heure occupe une place prépondérante.

Autre facteur à prendre en considération : la chaleur qui règne dans les salles de classe du Sud s’avère intolérable pour qui est habitué à vivre au grand air, à sentir le vent, le soleil, la pluie et la neige. Les Inuits qui se trouvent dans nos régions sont généralement plus heureux et plus en train l’hiver. Il n’est pas rare de voir un Inuit en manches courtes durant la saison froide. On peut difficilement apprendre ou assimiler quoi que ce soit quand on ressent un inconfort physique et moral. Pour un Inuit, le fait d’être assis près d’une fenêtre ou de la porte peut amener un courant d’air salutaire. Un ventilateur silencieux peut aussi faire toute la différence et améliorer sa capacité d’attention.

Le régime alimentaire influe également sur l’adaptation des Inuits au milieu carcéral, notamment en salle de classe. Quelqu’un à qui la nourriture traditionnelle de son peuple, qui réconforte et nourrit aussi bien le corps que l’esprit et l’âme, manque cruellement pourra difficilement penser à autre chose. Dans le Nord, les repas en famille, qu’il s’agisse de la famille directe ou élargie, sont une expérience spirituelle.

Il peut arriver qu’un étudiant inuit se présente en classe accablé par une mauvaise nouvelle au sujet de sa famille. Si on ne lui demande pas ce qu’il a, il n’en parlera pas de son propre chef. Le professeur l’apprendra probablement des autres étudiants. Souvent, les Inuits ne fournis-sent pas d’eux-mêmes des explications. On doit rester attentif pour déceler les changements subtils pouvant s’opérer chez eux.

Les Inuits excellent dans les sports. Pour susci-ter l’intérêt d’un détenu inuit dans ce domaine, demandez-lui quelles sont les activités sportives et les jeux d’équipe pratiqués par son peuple. Faites-le parler de sa culture; c’est ce qu’il connaît le mieux. Il faut savoir que l’Inuit ne répondra que par monosyllabes jusqu’à ce qu’il ait confiance dans son interlocuteur.

Le sens de l’humour fait également partie des caractéristiques des Inuits. Un inuit peut éclater de rire juste au moment où l’on passe. Un mouvement, un geste, la démarche lui a peut-être rappelé une personne de sa collectivité qu’il trouve très drôle. Il peut aussi arriver que des Inuits se mettent à glousser quand un sujet sérieux est abordé en anglais, car l’interpréta-tion des propos selon leurs références peut aboutir à un résultat incroyable. Il pourra donc se produire des situations où seul un Inuit rira alors que les non-Inuits ne verront rien de drôle. Il est facile de mal interpréter cette attitude en s’imaginant qu’il s’agit de réserve, d’effronterie, d’un manque de respect ou carrément de né-vrose. Les Inuits font parfois des choses jugées très déplacées dans le Sud, mais tout à fait correctes dans le Nord. Par exemple, un clin d’œil peut indiquer pour eux une compréhen-sion mutuelle, alors que les méridionaux le considéreront comme une tentative de séduction trop familière.

Il faut par ailleurs se rappeler que les Inuits ne font pas partie des Premières nations. Ils forment une race distincte et possèdent leur lan-gue, leur culture, leurs traditions et leurs coutu-mes. Bien que les deux groupes comptent parmi les premiers peuples du Canada, il est important de reconnaître l’identité de chacun.


1.  1468, chemin Rothesay, Saint John (Nouveau-Brunswick) E2H 2J1.