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Avons-nous besoin d’une théorie pour l’évaluation du risque chez le délinquant?

par James Bonta1
Secteur des politiques, Solliciteur général du Canada

Le Service correctionnel du Canada, comme les autres systèmes correctionnels de par le monde, doit compter sur une évaluation fiable du risque que présentent les délinquants pour décider de leur classement. Les décisions relatives au placement en établissement, à la mise en liberté et au degré de surveillance reposent en réalité sur une évaluation des problèmes que pourrait poser le délinquant à l’établissement, des chances qu’il revienne après avoir obtenu une permission ou des risques qu’il commette une nouvelle infraction lorsqu’il est sous surveillance. Certains délinquants présentent un risque plus élevé que d’autres et il est essentiel d’arriver à situer justement les délinquants le long de l’échelle du risque si l’on veut exercer de bonnes pratiques correctionnelles.

Au fil des ans, les chercheurs ont beaucoup fait pour améliorer la qualité de leurs prévisions du risque. Les gens du milieu s’entendent maintenant pour dire que les évaluations objectives du risque donnent de meilleurs résultats que les évaluations subjectives, non structurées, qui reposent sur le simple {jugement professionnel}. Même si les instruments d’évaluation objective du risque ne sont pas parfaits, leur précision s’est nettement améliorée depuis les 20 dernières années. Un grand nombre de ces outils prennent appui sur la collecte systématique d’une série de renseignements concernant le délinquant, sur l’attribution de valeurs numériques à cette information et sur l’évaluation de l’utilité de cette information pour prévoir le comportement criminel.

Dans cet article, nous discuterons des critères qui guident le choix de l’information sur laquelle s’appuient les instruments d’évaluation du risque et des raisons pour lesquelles il est si important de faire reposer cette information sur une théorie solide. En conclusion, nous verrons à quel point une théorie générale de la personnalité et de la psychologie sociale peut aider l’évaluation et le classement des délinquants.

L’empirisme

Certains chercheurs définissent leur échelle du risque présenté par un délinquant en ayant très peu recours à la théorie. C’est ce qu’on appelle l’{approche empirique}. Le choix des items devant faire partie de l’échelle tient alors uniquement au lien entre ces items et le comportement criminel. Citons, par exemple, les premières recherches d’Ernest Burgess2. Il a étudié les dossiers de plus de 3 000 hommes en liberté conditionnelle, rattachés à un établissement pénitentiaire de l’Illinois. D’après les dossiers, il a pu coder 21 {faits} (comme la nature de l’infraction, la durée de la peine et l’âge) pour ensuite évaluer si l’on pouvait associer l’un ou l’autre des faits aux résultats de la libération conditionnelle. Les faits sélectionnés ne s’appuyaient sur aucune théorie du comportement criminel. Il suffisait que les variables permettent de prévoir les résultats de la libération conditionnelle. Le chercheur n’a pas essayé d’expliquer pourquoi tel facteur, par exemple le type d’infraction, avait tel effet sur le résultat de la libération conditionnelle.

Cette façon très empirique de concevoir une échelle d’évaluation du risque a eu son utilité. Il existe encore des échelles d’évaluation du risque qui permettent de prévoir avec une certaine justesse les risques de récidive ou le comportement criminel futur. Parmi ces échelles, citons l’Échelle d’information statistique sur la récidive (ISR). Elle se compose de 15 items (dont l’âge, l’état civil, les antécédents d’évasion) que l’on a choisis en raison du lien entre eux et les cas de récidive parmi les détenus des établissements canadiens. Du moins en ce qui concerne les délinquants de sexe masculin, il est clair que les résultats qu’ils obtiennent à l’Échelle d’ISR donnent une idée assez juste du risque de récidive en général et de récidive avec violence3.

Même si les échelles actuarielles d’évaluation du risque conçues en marge de toute théorie ont donné d’assez bons résultats, il y a encore moyen de les améliorer en faisant justement un meilleur usage de la théorie. Pour le moment, il semble que les échelles qui découlent de cette façon de procéder ont atteint leurs limites pour ce qui est de prévoir la récidive. Les échelles d’évaluation du risque comme l’Échelle d’ISR situent la valeur du coefficient de corrélation (r) aux alentours de 0,30.4

Ces échelles présentent un autre inconvénient. En général, les items de ces échelles sont statiques. Par exemple, l’âge de la première condamnation et les antécédents d’évasion ne changeront jamais. Or, si les facteurs statiques peuvent servir à prévoir la récidive, en revanche, ils ne fournissent aucune information sur ce qu’il faut changer pour réduire le risque présenté par le délinquant. Pourtant, les instruments d’évaluation doivent pouvoir s’appuyer sur des renseignements concernant les facteurs de risque dynamiques ou modifiables. Par conséquent, si les échelles actuelles ne peuvent nous aider dans ce domaine, où trouverons-nous de quoi nous guider dans la sélection des facteurs dynamiques de risque? Il n’y a qu’une réponse, dans la théorie!

Les théories sociologique et clinique

Nombreuses sont les théoriques ou les concepts qui cherchent à expliquer le comportement criminel. La plupart peuvent se regrouper selon trois grandes façons de concevoir la criminalité : certaines théories adoptent une perspective sociologique, d’autres s’inspirent de la perspective clinique et d’autres encore trouvent leur source dans une approche fondée sur l’apprentissage social. Les tenants des deux premiers types de théories ont des choses importantes à dire sur les facteurs de risque et la criminalité, mais le tableau qu’ils arrivent à dresser reste incomplet.

Selon les théories d’inspiration sociologique, ce sont des facteurs socio-politico-économiques qui donnent naissance au crime. La criminalité est le fruit des injustices et des écarts sociaux, de conditions économiques difficiles et de la répression politique. Si nous voulions pousser ces théories plus loin, nous pourrions dresser une liste d’éléments constitutifs d’une échelle d’évaluation du risque qui pourrait comprendre, par exemple, la classe sociale et le revenu.

Tableau 1

Importance des facteurs de risque
Facteur de risque
r
Origine théoretique
Appuis antisociaux
,21
Mode de pensée antisocial
,18
Personnalité antisociale
,18
Clinique
Antécédents criminels
,16
Emploi - Études
,13
Sociologique
Âge/sexe/race
,11
Sociologique
Intelligence
,07
Clinique
Classe inférieure
,05
Sociologique
Troubles personnels
,05
Clinique
Source : Gendreau et al., 1996

Les défenseurs des théories cliniques estiment que les grands coupables du comportement criminel sont des facteurs propres à la personne et non pas les grands facteurs sociaux. Si certaines personnes commettent des crimes, c’est parce qu’elles ont des problèmes émotifs, psychologiques ou intellectuels. À partir de cette perspective, on peut concevoir des instruments d’évaluation du risque qui mesurent l’anxiété, l’estime de soi et les symptômes psychotiques. Même si la perspective sociologique reconnaît l’existence de facteurs de risque dynamiques (comme le revenu ou la situation sur le plan de l’emploi), elle s’intéresse surtout à des facteurs qui sont très difficiles à changer (les inégalités entre les classes). En revanche, les théoriciens de la perspective clinique se penchent plus sur les facteurs dynamiques et moins sur les variables statiques.

Un instrument d’évaluation du risque qui prend appui sur une théorie doit quand même faire ses preuves de façon empirique. Il ne suffit pas qu’un instrument s’inspire d’une théorie et qu’il prenne en considération tous les facteurs dynamiques de risque. Encore faut-il le valider. Comment saurait-on autrement avec quelle justesse les variables proposées par la théorie sociologique et par la théorie clinique prédisent effectivement la récidive?

Gendreau, Little et Goggin5 ont procédé à une méta-analyse de la littérature sur la prévision de la récidive. Ils ont passé en revue plus de 100 études et évalué la justesse des divers facteurs utilisés pour prévoir la récidive. Le tableau montre certains des résultats qu’ils ont obtenus et la perspective théorique correspondante. Les groupes de prédicteurs sont classés par ordre d’importance, selon la valeur du coefficient de corrélation (r).

On peut tirer deux conclusions importantes de ces résultats. Premièrement, on a découvert que certains des facteurs de risque suggérés par les perspectives sociologique (emploi, niveau d’études, classe sociale) et clinique (troubles personnels) n’étaient pas les meilleurs prédicteurs de la récidive. Au mieux, ils comportaient une correlation modérée avec la récidive et seule la variable de la personnalité antisociale s’est révélé un prédicteur efficace. Deuxièmement, les deux séries de prédicteurs les plus sûrs (les appuis antisociaux et le mode de pensée antisocial) sont mal représentées dans ces deux perspectives.

À en juger par les preuves qu’on a accumulées sur les facteurs de risque, il semble que les théories sociologique et clinique n’ont qu’une utilité limitée pour orienter l’évaluation du risque présenté par un délinquant. Ceci ne veut pas dire que la théorie, du coup, est inutile. En effet, il existe une approche théorique qui englobe l’ensemble des données et qui peut améliorer les instruments d’évaluation du risque.

La théorie générale de la personnalité et de la psychologie sociale

La théorie générale du comportement criminel d’après la personnalité et la psychologie sociale6 part de l’hypothèse que le comportement criminel, comme n’importe quel comportement, est acquis. Ensuite, si l’on veut comprendre pourquoi une personne a un comportement antisocial dans une situation donnée, il faut considérer toute une gamme de facteurs. Il n’y a pas de raisons simples à la criminalité (on ne peut pas se contenter de dire que {la pauvreté est la cause du crime} ou que {les criminels sont des malades}.

Parmi les facteurs susceptibles de mener au crime, on retrouve la pauvreté, l’échec de même que les tensions psychologiques et les déficiences intellectuelles. On peut donc expliquer un comportement criminel du point de vue général de la personnalité et de la psychologie sociale sans pour autant rejeter les explications sociologiques et cliniques du crime. En revanche, la théorie générale de la personnalité et de la psychologie sociale nous invite à prendre en considération certains éléments importants que les autres théories passent sous silence.

Tout d’abord, on sait qu’un grand nombre des variables suggérées par les tenants des théories sociologique ou clinique ne jouent somme toute qu’un rôle mineur alors que d’autres sont très importantes. C’est évident, la pauvreté rend la vie extrêmement difficile et certaines personnes peuvent être tentées de voler pour échapper à la misère, mais il n’existe pas moins beaucoup de gens pauvres qui ne volent pas. De même, la consommation de stupéfiants peut représenter une issue pour ceux qui n’arrivent pas à surmonter les difficultés de la vie, mais la majorité des gens qui sont aux prises avec ces difficultés cherchent plutôt des solutions non criminelles à leurs problèmes. En outre, il ne faut pas oublier que certains criminels viennent de milieux financièrement stables et n’ont pas de problèmes particuliers de santé mentale. Il faut donc beaucoup plus pour expliquer le comportement criminel. Andrews et Bonta7 ont repéré quatre facteurs (les quatre grands ou The Big Four) qui jouent un rôle dominant dans la théorie générale de la personnalité et de la psychologie sociale du comportement criminel. L’un de ces facteurs est un héritage de la perspective clinique : celui de la personnalité antisociale. Défini en des termes assez larges, ce concept s’applique aux gens impulsifs, égocentriques et insensibles aux autres, qui sont à la recherche de sensations et de leur satisfaction personnelle. On n’accorde guère de poids aux autres facteurs suggérés par la perspective clinique, comme ceux de l’anxiété et de l’estime de soi.

Le deuxième facteur nous vient de la théorie de l’apprentissage. Si l’on récompense les gens qui affichent un certain comportement, ils reproduiront ce comportement. La répétition d’un même comportement suggère donc que de nombreuses gratifications y sont associées, mais aussi que l’auteur du comportement en a fait en quelque sorte une habitude. Même en l’absence de gratifications, un comportement qui a déjà fait l’objet d’un renforcement soutenu se poursuivra. Comme on l’entend souvent dire, le meilleur moyen de prévoir un comportement futur est de voir quel a été le comportement passé.

D’après le tableau, les facteurs de la personnalité antisociale et des antécédents criminels sont parmi ceux qui peuvent le mieux guider les prévisions du comportement criminel. Le premier nous vient de la théorie clinique alors que le second nous vient de l’expérience pure et simple. Maintenant, au moins, on peut donner au dernier une base plus théorique. Les deux autres prédicteurs importants, celui des appuis antisociaux et celui du mode de pensée antisocial, trouvent leur appui dans la théorie générale de la personnalité et de la psychologie sociale. Cette théorie, comme toutes les théories de l’apprentissage social, accorde beaucoup d’importance à l’apprentissage au sein des groupes sociaux. Par exemple, un personnage-clé pour quelqu’un peut suggérer un modèle de comportement et récompenser ou punir d’autres comportements. Ainsi, un individu apprend à devenir un criminel en observant et en imitant le comportement antisocial de délinquants qui lui donnent leur approbation.

Les gens peuvent acquérir et en fait acquièrent des tournures d’esprit qui les incitent à adopter des comportements antisociaux. Par exemple, ils peuvent se rendre compte que leurs amis les approuveront s’ils affirment que ce n’est pas mal de voler parce que les assurances remboursent la personne volée. S’ils se disent que quelqu’un mérite ce qui lui arrive, alors ils peuvent maltraiter une victime sans se sentir coupables. Ces personnes apprennent donc à voir les autres de certaines façons et à évaluer leurs propres comportements en traitant avec d’autres qui leur servent de modèles et qui encouragent et récompensent ces façons de voir. Un renforcement répété fait que ces tournures d’esprit et ces conceptions finissent par s’imposer avec autant de facilité que l’habitude de lacer ses chaussures.

Résumé

La théorie générale de la personnalité et de la psychologie sociale suggère que de nombreux facteurs sont à l’origine du comportement criminel. Il ne suffit pas, dans notre évaluation, de nous arrêter à seulement un ou deux groupes de prédicteurs. L’évaluation du risque présenté par un délinquant exige une approche beaucoup plus vaste et complète, comme celle que le Service correctionnel du Canada a adoptée avec succès dans son évaluation initiale approfondie. Elle exige énormément de temps et d’efforts, car l’on doit recueillir tout un éventail de renseignements sur le délinquant, mais, sur le plan théorique, elle est pertinente.

Tous les facteurs de risque n’influent pas de la même façon sur les délinquants. En effet, certains pèsent plus que d’autres dans la balance. Andrews et Bonta8 ont proposé quatre facteurs qui revêtent peut-être une importance particulière. Pour évaluer le risque que présente un délinquant, la théorie veut qu’on examine à tout le moins les antécédents criminels, les appuis antisociaux, le mode de pensée antisocial et la personnalité antisociale. Non seulement ces prédicteurs sont importants dans le cadre théorique, mais la recherche effectuée prouve leur importance sur le plan empirique également. Il importe de signaler en outre que trois des quatre grands (la personnalité antisociale, les appuis antisociaux et la tournure d’esprit antisociale) sont des facteurs dynamiques. Ils peuvent donc servir de cibles dans les traitements visant à réduire le risque présenté par un délinquant.

Si l’on revient au titre de cet article, il convient de se demander quelle place doit occuper la théorie dans l’évaluation du risque présenté par un délinquant. La réponse est la suivante : la théorie nous aide à améliorer notre évaluation du risque en ouvrant la voie vers de nouveaux champs d’évaluation. Elle nous informe aussi sur les aspects de la vie et de la personnalité du délinquant que celui-ci devra changer pour limiter le risque de récidive. En dernière analyse, la théorie profite à la fois au délinquant et à la collectivité.


1. Solliciteur général du Canada, 340, avenue Laurier ouest, Ottawa (Ontario) K1A 0P8.

2. BURGESS, E.W., {Factors Determining Success or Failure on Parole}, dans The Working of the Indeterminate-sentence Law and the Parole System in Illinois, HARNO, A.J., BURGESS, E.W. et LANDESCO, J. eds., Springfield, Illinois, State Board of Parole, 1928.

3. BONTA, J., HARMAN, W.G., HANN, R.G. et CORMIER, R.B., {The Prediction of Recidivism among Federally Sentenced Offenders: A Re-Validation of the SIR Scale}, Revue canadienne de criminologie, 38 (janvier 1996), p. 61-79. Voir aussi NUFFIELD, J., La libération conditionnelle au Canada : recherches en vue d’une normalisation des décisions, Ottawa, Direction de la recherche, Solliciteur général du Canada, 1982.

4. GENDREAU, P., LITTLE, T. et GOGGIN, C., Predicting Adult Offender Recidivism: What Works!, Rapport pour spécialistes, Ottawa, Solliciteur général du Canada, 1996. Le coefficient de corrélation ou r est un outil statistique courant qui permet de mesurer le lien entre une certaine notation sur une échelle du risque et la récidive. Un lien parfait, ce qui ne s’est jamais vu, aurait une valeur de 1 et un 0 indiquerait une absence totale de lien.

5. GENDREAU, P., LITTLE, T. et GOGGIN, C., Predicting Adult Offender Recidivism.

6. ANDREWS, D.A. et BONTA, J., The Psychology of Criminal Conduct, Cincinnati, Anderson Publishing, 1994.

7. ANDREWS et BONTA, The Psychology of Criminal Conduct.

8. ANDREWS et BONTA, The Psychology of Criminal Conduct.