Les problèmes de comportement des enfants dont les parents sont incarcérés
Président, Département de psychiatrie et des sciences du comportement, The Children's
Hospital; Professeur agrégé de psychiatrie et de pédiatrie, University of Colorado
Health Sciences Center
À la fin de 1993, plus de 948 000 personnes étaient incarcérées dans les
prisons d'État et les prisons fédérales des États-Unis
(2), tandis
que près de 343 000 étaient détenues dans des prisons locales en
1988
(3). Bien que le nombre moyen d'enfants par détenu soit inconnu, ces chiffres
laissent penser que des millions d'enfants ont un parent qui est incarcéré ou qui l'a
déjà été.
On connaît assez peu les réactions psychologiques et le comportement des enfants dont les
parents sont incarcérés. D'après plusieurs chercheurs, ces enfants pourraient
connaître une vaste gamme de problèmes attribuables à la séparation d'avec un
parent, à la honte attachée à l'incarcération et à la tendance de
leur entourage à leur cacher l'endroit où se trouve leur père ou leur mère
et sa situation.
On a également fait valoir que, chez les garçons, un comportement antisocial pouvait
être une conséquence directe de l'incarcération du père
(4). Il est
clair que les garçons sont surreprésentés dans les établissements de
santé mentale et qu'ils sont plus susceptibles que les filles de manifester un comportement
agressif et antisocial
(5). Les hommes sont aussi 10 fois plus susceptibles que les femmes
d'être incarcérés
(6).
Pour toutes ces raisons et parce que la plupart des recherches sur les effets de l'incarcération
des parents sont axées sur les pères incarcérés, nous résumons dans
cet article les connaissances actuelles sur les réactions émotives et le comportement des
enfants durant l'incarcération du père, en nous attachant surtout au cas des
garçons. Analyse des recherches Une des premières recherches en ce domaine a
porté sur les effets de l'incarcération sur les détenus de sexe masculin et leur
famille en Angleterre
(7). On a constaté que le comportement d'environ 20 % des enfants
étudiés s'était détérioré après l'incarcération
du père.
Peu après, une étude a été menée en Californie sur
l'évaluation par les enseignants d'enfants dont le père avait été
incarcéré
(8). Elle a révélé que les enseignants
attribuaient une cote inférieure à la moyenne, sur divers plans sociaux et psychologiques,
plus souvent aux enfants dont le père avait été incarcéré qu'aux
autres enfants.
Toutefois, le groupe témoin n'était pas comparable au groupe expérimental parce
qu'il incluait sensiblement plus d'enfants d'origine mexicaine.
Ces travaux ont été suivis, en 1966, d'un rapport descriptif sur les conséquences
qu'avait le fait de cacher aux enfants l'incarcération de leur père
(9). Selon
l'auteur du rapport, la désobéissance, les crises de colère et un comportement
destructif ou délinquant constituaient des réactions fréquentes à cette
dissimulation. D'autres rapports ont depuis confirmé que celle-ci était
nuisible
(10). On a soutenu qu'elle empêchait les enfants d'aller au fond de leur
réaction à l'incarcération de leur parent
(11).
En 1978, un chercheur a évalué les changements survenus dans les familles de 93
détenus de race noire
(12). Il a constaté qu'en général, dans ces
familles, l'incarcération n'était pas source de honte parce que les
intéressés tendaient à considérer l'emprisonnement comme le résultat
d'un préjugé à l'endroit des groupes minoritaires. Néanmoins, environ les
deux tiers des épouses des détenus croyaient que l'incarcération avait des effets
négatifs sur la famille.
Une recherche intéressante a été menée en 1981 pour examiner l'impression
que se faisaient les détenus, hommes et femmes, de la réaction de leurs enfants, sur le
plan du comportement, à leur incarcération
(13). Les deux tiers estimaient que
leurs enfants manifestaient des problèmes de comportement depuis leur incarcération. Les
hommes ont signalé des problèmes d'absentéisme scolaire, de manque de discipline et
de délinquance, tandis que les femmes ont mentionné des craintes, un mauvais rendement
scolaire et des cauchemars.
À peu près à la même époque, les familles de 192 détenus noirs
de l'Alabama et du Tennessee ont fait l'objet d'une autre recherche
(14). On a constaté
que l'incarcération avait eu peu d'effets, ou un effet minime, sur environ la moitié des
enfants étudiés, mais une incidence majeure sur environ 30 % d'entre eux. En outre,
environ 11 % des enfants ont dit avoir été profondément atteints par les remarques
humiliantes d'autres enfants de la collectivité.
Enfin, un examen de 118 délinquants primaires juifs du sexe masculin, en Israël, a
révélé que, selon les mères, les enfants connaissaient surtout des
problèmes scolaires ou de santé
(15). Des problèmes tendaient aussi
à se manifester dans les relations et sur le plan de la discipline, sous forme d'un comportement
agressif et d'un repli sur soi. Les ressources d'adaptation de la mère et de la famille
étaient considérées comme fondamentales pour faire face à ces
difficultés.
L'auteur concluait également qu'il était particulièrement difficile pour les
enfants dont le père avait été reconnu coupable d'un crime de col blanc ou d'une
infraction sexuelle de supporter la honte de l'incarcération, parce que, dans la plupart des cas,
la famille n'avait pas eu de rapports préalables avec le système de justice
pénale.
Les études présentées jusqu'ici étaient basées surtout sur les
observations faites par les parents au sujet des modifications du comportement de leurs enfants. Un
grand nombre de ces enfants étaient très jeunes. Étant donné que les
garçons dont le père a commis des actes criminels sont en grand danger de devenir de
jeunes contrevenants ou des criminels à l'âge adulte
(16), on a
réalisé en 1977 une étude clinique sur la manifestation brusque d'un comportement
antisocial chez des garçons de 6 à 13 ans dont le père avait récemment
été incarcéré
(17).
L'étude a porté sur six familles de race blanche de la classe inférieure et de la
classe moyenne de Boston. Sur les 24 garçons étudiés, 12 ont manifesté un
comportement agressif ou antisocial dans les deux mois suivant l'incarcération de leur
père. Les garçons âgés de il à 13 ans semblaient les plus
vulnérables aux effets d'une séparation d'avec leur père, même si les plus
jeunes manifestaient parfois temporairement une angoisse de séparation.
En outre, dans trois des six familles, les parents ont divorcé, en partie à cause de
l'incarcération, et les garçons de ces familles ont causé beaucoup d'ennuis au
cours des deux années suivantes. Il faut toutefois signaler qu'il y avait dans ces familles des
antécédents de séparations, de disputes conjugales et de violence physique.
Dans les trois familles qui sont demeurées intactes, les garçons étaient un peu
plus jeunes et n'ont pas manifesté le même degré de comportement antisocial que ceux
du premier groupe. Ils semblent aussi s'être comportés beaucoup mieux au cours des deux
années suivantes. Toutefois, on ne sait pas si cette réaction moins marquée
était liée au fait qu'ils étaient plus jeunes au moment de l'incarcération
de leur père ou au fait que leur milieu familial était moins troublé.
L'auteur de cette étude a par la suite étudié d'autres enfants dont les parents
étaient incarcérés, mais ses constatations quant au comportement antisocial n'ont
pas été aussi frappantes
(18). Il a toutefois observé que les
épouses des détenus estimaient généralement que leurs enfants avaient
causé plus de difficultés et étaient devenus très agressifs et moins
obéissants après l'incarcération du père; ce dernier, par contre, tendait
à croire que ses enfants avaient des problèmes mineurs ou n'avaient aucun problème.
Grands thèmes Un certain nombre de grands thèmes se dégagent de la recherche au
sujet de l'incidence de l'incarcération des parents sur les enfants. Premièrement, la
séparation d'avec un parent a de grandes chances d'être traumatisante, de perturber les
relations personnelles et familiales et de nuire à la situation sociale et financière de
la famille. Des problèmes de comportement tendent également à se manifester chez
une minorité non négligeable d'enfants et ils sont ordinairement liés à
l'appui de la famille et aux mécanismes d'adaptation.
La honte associée à l'incarcération constitue aussi un problème important
pour beaucoup d'enfants, bien que la gravité de ce problème semble dépendre de
l'opinion que la famille se fait de l'emprisonnement. Certaines familles de race noire
considéraient par exemple l'incarcération comme étant souvent le résultat
d'un préjugé social, qui ne déshonore par conséquent pas la personne
incarcérée. Les enfants qui appartiennent à ces familles éprouveraient par
conséquent moins de honte lorsqu'un parent est incarcéré.
Il est aussi fréquent qu'on mente aux enfants au sujet de l'incarcération. On ne dit
jamais à certains enfants que leur père est en prison ou qu'il l'a été. Les
auteurs ont à l'unanimité condamné cette dissimulation, qu'ils jugent nuisibles
pour les enfants et qu'ils considèrent comme une cause éventuelle de troubles du
comportement.
On a aussi constaté que la plupart des enfants n'adoptaient pas un comportement antisocial grave
au moment de l'incarcération de leur père ou de leur mère, bien que les
garçons, au début de l'adolescence, risquent davantage de manifester des problèmes
de conduite. Les troubles du comportement semblent plus susceptibles de se manifester dans les familles
déjà dysfonctionnelles.
Enfin, il est important de noter que l'incarcération de la mère peut être encore
plus pénible pour les enfants, si ces derniers risquent de perdre (temporairement ou de
façon permanente) la personne qui a soin d'eux. Les enfants dont le père est
incarcéré continuent ordinairement de recevoir les soins de leur mère, mais il est
rare que ceux dont la mère est incarcérée soient pris en charge par leur
père
(19).
(1)The Children's Hospital, 1056 East 19th Avenue, Denver, Colorado 80218.
Cet article est une reprise, avec des modifications mineures, de S. GABEL, «Behavioral Problems in
Sons of Incarcerated or Otherwise Absent Fathers: The Issue of Separation», Family Process,
31, 1992, p. 303-314.
(2)«Prisoners in 1993», Bureau of Justice Statistics Bulletin,
Washington, D.C., U.S. Department of Justice, 1994.
(3)«Census of Local Jails: 1988», Bureau of Justice Statistics Bulletin,
Washington D.C., U.S. Department of Justice, 1990.
(4)SACK, W. H. «Children of Imprisoned Fathers», Psychiatry, 40, 1977, p.
163-174.
(5)GABEL, S. et SHINDLEDECKER, R. «Aggressive Behavior in Youth: Characteristics,
Outcome, and Psychiatric Diagnoses», Journal of the American Academy of Child and Adolescent
Psychiatry, 30, 1991, p. 982-988.
(6)«Prisoners in 1993».
(7)MORRIS, P. Prisoners and Their Families, New York, Hart, 1965.
(8)FRIEDMAN, S. et ESSELSTYN, T. C. «The Adjustment of Children of Jail
Inmates», Federal Probation, 29, 1965, p. 55-59.
(9)WILMER, H. A., MARKS, I. et POGUE, E. «Group Treatment of Prisoners and Their
Families», Mental Hygiene, 50, 1966, p. 380-389.
(10)SCHWARTZ, M. C. et WEINTRAUB, J. «The Prisoner's Wife: A Study in Crisis»,
Federal Probation, 38, 1974, p. 2026.
(11)HANNON, G., MARTIN, D. et MARTIN, M. «Incarceration in the Family: Adjustment to
Change», Family Therapy, 11, 1984, p. 253-260.
(12) SCHNELLER, D. P. The Prisoner's Family: A Study of the Effect of Imprisonment on the
Families of Prisoners, San Francisco, R & E Research Associates, 1978.
(13)FRITSCH, T. A. et BURKHEAD, J. D. «Behavioral Reactions of Children to Parental
Absence due to Imprisonrnent», Family Relations, 30, 1981, p. 83-88.
(14)SWAN, A. «Families of Black Prisoners», Survival and Progress,
Boston, G. K. Hill, 1981.
(15)LOWENSTEIN, A. «Temporary Single Parenthood: The Case of Prisoners'
Families», Family Relations, 35, 1986, p. 79-85.
(16)FARRINGTON, D. P. «The Family Backgrounds of Aggressive Youths»,
Aggression and Antisocial Behaviour in Childhood and Adolescence (Supplément du Journal
Child Psychology and Psychiatry 1, HERSOV, L. A., BERGER, M. et SHAFFER, D., dir., New York,
Pergamon Press, 1978, p. 73-93. Voir aussi GLUECK, S. et GLUECK, E., Unravelling Juvenile
Delinquency, New York, Commonwealth Fund, 1950; McCORD, J., McCORD, W. et THURBER, E., Some Effects
of Paternal Absence on Male Children», Journal of Abnormal and Social Psychology, 64, 1962,
p. 361-369; et ROBINS, L. N., WEST, P. A. et HERJANIC, B.L., «Arrests and Delinquency in Two
Generations: A Study of Black Urban Families and Their Children», Journal of Child Psychology
and Psychiatry, 16, 1975, p. 125-140.
(17)SACK, «Children of Imprisoned Fathers».
(18)SACK, W. H., SEIDLER, J. et THOMAS, S. «The Children of Imprisoned Parents: A
Psychosocial Exploration», American Journal of Orthopsychiatry, 46, 1976, p. 618-628. Voir
aussi SACK, W. H. et SEIDLER, J. «Should Children Visit Their Parents in Prison?», Law
and Human Behaviour, 2, 1978, p. 261-226.
(19)GLICK, R. M. et NETO, V. V. National Study of Women's Correctional Programs,
Washington, D.C., U.S. Department of Justice, 1977.