Les indicateurs du risque de violence familiale au sein d'une population de détenus sous juridiction
fédérale
Dans le but de caractériser les indicateurs du risque de violence familiale, des chercheurs
ont passé en revue les dossiers de près de 600 délinquants de sexe masculin
incarcérés dans sept établissements correctionnels fédéraux du
Canada. Les délinquants jurent groupés en trois catégories: les délinquants
non violents dont le dossier ne rapportait aucune incidence de comportement violent, les
délinquants violents avec des étrangers dont le dossier signalait des
antécédents d'agression, mais pas à l'endroit de leur conjointe ou d'autres membres
de leur famille, et les délinquants violents avec leur famille qui, pour la plupart,
s'étaient aussi attaqués à des gens qui n'étaient pas membres de leur
famille.
Les chercheurs se sont penchés sur la mesure dans laquelle les délinquants avaient
été victimes de violence dans leur famille d'origine; ils ont constaté des
différences prononcées entre les trois groupes. Les délinquants non violents
avaient rarement été victimes de violence, ceux coupables de violence avec des
étrangers l'avaient été modérément, mais les délinquants qui
violentaient leurs proches étaient les plus susceptibles d'avoir eux-mêmes
été victimes de violence. Un examen approfondi de la nature des mauvais traitements
infligés (physique, sexuelle ou témoin de violence) a donné des résultats
comparables.
Les chercheurs ont également constaté qu'il y avait des différences entre les
groupes de délinquants selon la nature des troubles psychiatriques dont ceux-ci étaient
atteints, et notamment que les délinquants enclins à la violence familiale étaient
plus susceptibles de souffrir de troubles de la personnalité non psychotiques (p. ex. état
limite de trouble de la personnalité ou narcissisme).
Les caractéristiques des délinquants qui victimisent leur famille rappellent de bien des
façons celles des populations incarcérées: dans les deux cas, les individus sont
souvent issus d'une famille violente, ils ont souvent été victimes de séparations
traumatisantes, ils sont alcooliques ou toxicomanes et ils sont atteints de troubles psychiatriques ou
de troubles de la personnalité
(3).
L'objectif de la présente étude était d'estimer la prévalence des
indicateurs du risque de violence familiale parmi les détenus sous juridiction
fédérale et d'évaluer l'incidence de la violence familiale. Ces données sont
utiles à fin de gestion du risque posé par les détenus sous juridiction
fédérale parce que les délinquants ayant des antécédents de violence
familiale ou une propension à un tel comportement sont susceptibles de répéter ce
comportement après leur libération, particulièrement s'ils renouent des liens
affectifs avec les personnes qu'ils fréquentaient avant d'être incarcérés.
Méthode Les chercheurs ont passé en revue les dossiers de 597 délinquants de sexe
masculin incarcérés dans sept établissements correctionnels fédéraux
en se servant d'une fiche de codage d'évaluation du risque établie d'après les
dossiers. Cette fiche de codage servait à consigner les incidents de victimisation pendant
l'enfance signalés dans les dossiers des délinquants (sévices d'ordre physique et
sexuel ou témoin de violence entre les parents), les instances de dépendance ou d'abus de
substances intoxicantes, les données d'emploi et, le cas échéant, les
antécédents d'agression physique ou sexuelle d'un membre de la famille ou d'une autre
personne.
De plus, la fiche de codage rendait compte des diagnostics de troubles psychiatriques et de troubles de
la personnalité, par exemple les personnalités antisociales, les troubles limites de la
personnalité, le narcissisme, l'histrionisme ou les troubles de la personnalité mixtes.
Les chercheurs ont dressé cette liste de troubles psychiatriques à l'aide des tableaux de
diagnostics Axis I et de troubles Axis Il tirés de l'ouvrage Diagnostic and Statistical Manual
of the Mental Disorders (DSM-IIIR)
(4). Les chercheurs n'ont consigné d'indicateur
de troubles psychiatriques que si un diagnostic explicite du psychiatre ou du psychologue de
l'établissement figurait au dossier du détenu. Résultats Classification des groupes
de délinquants violents Les chercheurs ont retenu les instances de violence suivantes :
-
accusations ou condamnations criminelles pour infractions commises contre les personnes (par
exemple voies de fait ou agression sexuelle, menaces, usage d'armes, vol qualifié,
enlèvement ou meurtre) portées au casier judiciaire du délinquant;
-
allégations officielles de comportement violent (y compris l'emploi de la force physique,
la menace avec une arme et les menaces graves de sévices physiques) qui se sont
soldées par la suspension ou la révocation de la libération sous condition,
mais qui n'ont pas entraîné d'accusations ou de condamnations criminelles;
-
les allégations de comportement violent (telles que définies ci-dessus) qui ont
été signalées ou ont fait l'objet d'une enquête, mais qui n'ont pas
été officiellement confirmées.
Les chercheurs ont classé les instances de violence recensées en six catégories
-
agression physique d'un membre de la famille;
-
agression sexuelle d'un membre de la famille;
-
menaces proférées à l'endroit d'un membre de la famille;
-
agression physique d'une personne qui n'est pas membre de la famille;
-
agression sexuelle d'une personne qui n'est pas membre de la famille;
-
menaces proférées à l'endroit d'une personne qui n'est pas membre de la
famille.
Par membre de la famille, les chercheurs entendaient une personne avec qui le délinquant avait un
lien de parenté directe, c'est-à-dire sa conjointe de droit ou de fait ou sa compagne
s'ils cohabitaient, son enfant naturel, son beau-fils ou sa belle-fille.
Les chercheurs ont consigné, dans chaque catégorie de comportement violent, les
caractéristiques de la victime (c'est-à-dire homme adulte, petite fille, adolescent ou
adolescente, inconnu). Aussi, ils ont pris en note la nature de l'arme utilisée et la
gravité des sévices infligés à la victime (c'est-à-dire sans
gravité, menaces seulement, blessures mineures, modérées ou graves,
décès).
D'après les rapports ainsi dressés, les délinquants ont été
répartis en trois groupes : les délinquants non violents (NV) étaient ceux dont le
dossier ne signalait aucune instance de violence. Les délinquants violents avec des
étrangers (VE) étaient ceux dont le dossier signalait des instances de violence dont
avaient été victimes uniquement des personnes étrangères à la famille
du délinquant (y compris toutefois les attaques de personnes connues du délinquant).
Enfin, les délinquants violents avec les membres de leur famille (VF) étaient ceux dont le
dossier signalait des instances de violence infligée aux membres de la famille, sans tenir compte
des instances de violence infligée à des personnes étrangères à la
famille.
De l'échantillon total, 12,4 p. 100 des détenus
(74) faisaient partie du
groupe NV, 58 p. 100 (346) du groupe VE et 29,6 p. 100 (177) du groupe VF. Sévices subis au sein
de la famille d'origine L'étude des dossiers des délinquants afin d'identifier ceux qui
avaient été victimes de sévices au sein de leur famille d'origine a donné
des résultats très probants. Les chercheurs ont tenu compte de trois catégories de
sévices: physiques, sexuels et autres. Dans la catégorie autres, ils ont inclus le fait
d'avoir été témoin de sévices physiques ou sexuels infligés à
d'autres membres de la famille ou le fait d'avoir été gravement négligé ou
abandonné. Les chercheurs n'ont pas tenu compte des sévices d'ordre émotif ou
psychologique.
Dans l'ensemble, quatre détenus sur dix (41 p. 100) avaient été victimes de
sévices graves pendant leur enfance ou leur adolescence d'après les rapports
consignés à leur dossier.
Comme le montre la figure 1, la comparaison des groupes de détenus a révélé
que 20,3 p. 100 des détenus du groupe NV avaient été victimes de sévices
à l'instar de 38,7 p. 100 de ceux du groupe VE. Les détenus du groupe VF étaient
les plus susceptibles d'avoir été victimisés; c'était le cas de plus de la
moitié d'entre eux (54,6 p. 100) dont les dossiers signalaient qu'ils avaient été
victimes de mauvais traitements alors qu'ils étaient enfants. Ces différences ont une
signification statistique, comme les différences soulignées par la comparaison directe des
groupes VF et VE.
Figure 1
Lorsque les chercheurs se sont penchés sur la nature précise des mauvais traitements
infligés aux délinquants dans leur famille d'origine, ils ont de nouveau constaté
que les délinquants du groupe VF étaient les plus susceptibles d'avoir été
victimisés. D'après leurs dossiers, 41,4 p. 100 des délinquants VF avaient
été victimes de sévices physiques comparativement à 29,9 p. 100 des
individus du groupe VE et à 14,9 p. 100 de ceux du groupe NV. Pratiquement le tiers de
l'échantillon total (31,4 p. 100) avait été victime de mauvais traitements
physiques.
Du groupe VF, 17,5 p. 100 des détenus avaient subi des sévices d'ordre sexuel
comparativement à 9,8 p. 100 du groupe VE et 5,4 p. 100 du groupe NV.
Enfin, environ 20p. 100 des délinquants du groupe VF avaient été témoins de
violence au sein de leur famille d'origine par rapport à il p. 100 des délinquants du
groupe VE et à 5,4 p. 100 de ceux du groupe NV. Toutes les différences rapportées
ci-dessus ont une signification statistique.
Par conséquent, d'après les dossiers d'établissement, les détenus du groupe
VF étaient plus susceptibles que les autres sujets d'avoir été victimes de
sévices au sein de leur famille d'origine, peu importe la nature des mauvais traitements subis.
Troubles psychiatriques De tout l'échantillon, légèrement plus du tiers (34,4 p.
100) donnaient des signes d'être atteints de troubles de la personnalité. Chez les
détenus du groupe VF, le taux d'incidence se chiffrait à 43,5 p. 100 comparativement
à 34,1 p. 100 chez les détenus du groupe VE et 13 p. 100 chez ceux du groupe NV.
Comme le montre la figure 2, la nature des troubles de la personnalité présentés
par les détenus varie considérablement selon le groupe. Les délinquants du groupe
VE étaient tout aussi susceptibles que ceux du groupe VF d'avoir été
diagnostiqués comme antisociaux (soit 20,7 et 21,5 p. 100 respectivement) tandis que ceux-ci
étaient nettement plus susceptibles d'être atteints d'autres troubles de la
personnalité (principalement état limite, narcissisme, troubles mêlés et
autres), à raison de 22p. 100 par rapport à 13,4 p. 100 chez les délinquants du
groupe VE.
Figure 2
Discussion Cette
étude révèle, après coup il est vrai, que les délinquants qui
violentent leur famille sont plus susceptibles d'avoir eux-mêmes été victimes de
violence pendant leur enfance que les délinquants qui s'attaquent à des étrangers
et que, notamment, les délinquants non violents.
Les chercheurs ont également constaté que l'incidence de troubles de la
personnalité est forte chez ces délinquants. Même si l'on peut s'attendre que les
troubles de personnalité antisociale soient les plus répandus dans les trois groupes, il
faut souligner que le narcissisme et les troubles limites de la personnalité sont
sur-représentés, particulièrement chez les délinquants du groupe VF. L'un
des critères sur lesquels se fonde un diagnostic de trouble limite de la personnalité est
le fait de s'impliquer dans des «bagarres physiques» tandis que le narcissisme se
caractérise par une réaction de rage, de honte ou d'humiliation au fait d'être
critiqué. Manifestement, toutes ces réactions augmentent la probabilité que le
sujet fasse partie d'un groupe violent.
Les délinquants qui usent de violence avec leur famille semblent nécessiter un programme
transitoire de gestion de la colère qui met particulièrement l'accent sur les relations
conjugales et familiales. Idéalement, un tel traitement serait inspiré du modèle de
traitement de groupe mis au point par Ganley
(5) et d'autres. Ces modèles ont
été décris par Dutton
(6). Les aspects de gestion de la colère et
de la responsabilité personnelle qui font partie de ces modèles de traitement
s'avèrent utiles dans le traitement de détenus, bien qu'ils aient été
modifiés avant d'inclure aussi la colère qui naît en milieu carcéral. En
revanche, la forte incidence de troubles de la personnalité chez les détenus VF pose un
véritable obstacle à la réussite des programmes de traitement.
Sans vouloir influencer les recherches futures, le taux élevé de mauvais traitements
subis par les délinquants sous juridiction fédérale pendant leur enfance et leur
adolescence est digne d'intérêt. Bon nombre des profils de victimes de mauvais traitements
sont basés sur des sujets adultes de sexe féminin qui ont suivi une
psychothérapie
(7), ce qui peut éventuellement donner l'impression soit que les
individus de sexe masculin ne sont pas maltraités, soit qu'ils ne souffrent pas de
séquelles prolongées des mauvais traitements subis. La présente étude prouve
que ces conclusions sont fausses. Les hommes qui ont été victimisés pendant leur
enfance sont plus susceptibles de commettre des crimes violents.
(1)Dutton (Donald. G.), département de psychologie, University of
British Columbia, 2136 West Mall, Vancouver (Colombie-Britannique) V6T 1Z4.
(2)Hart (Stephen D.), Mental Health Law and Policy Institute, Simon Fraser
University, Burnaby (Colombie-Britannique) V5A 1S6.
(3)Dutton (D.G.), «Behavioral and Affective Correlates of Borderline
Personality Organization in Wife Assaulters», International Journal of Law and Psychiatry,
en cours d'impression. Voir aussi Hamberger (K.L.) et Hastings (J.E.), «Personality
Characteristics of Spouse Abusers, A Controlled Comparison», Violence and Victims, 3, 1,
1988, p. 31-48. Et voir Hart (£D.), Dutton (D. G.) et Newlove (T.), «The Prevalence
of Personality Disorder Among Wife Assaulters», Journal of Personality Disorders, en cours
d'impression.
(4)Diagnostic and Statistical Manual of the Mental Disorders, 3e éd.
rév., Washington, D. C., American Psychiatric Association, 1987.
(5)Ganley (A.), Participant's Manual: Court-Mandated Therapy for Men Who Batter:A
Three Day Workshop for Professionals, Washington, D.C., Centre for Women Policy Studies, 1981.
(6)Dutton (D. G. ), The Domestic Assault of Women: Psychological and Criminal
Justice Perspectives, Boston, Allyn and Bacon, 1988.
(7)Briere (J.), «The Long-Term Clinical Correlates of Childhood Sexual
Victimization», Annals of the New York Academy of Sciences, 528, 1987, p. 327-334. Voir
aussi Bryer (J.B.), Nelson (B.A.), Miller (J.B.) et Krol (PA.), «Childhood Sexual and Physical
Abuse as Factors in Adult Psychiatric Illness», American Journal of Psychiatry, 144, 11,
1987, p. 1426-1430.